Karoll Petit @santeavoixhaute
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Interview du Dr Denis Leguay, Président de Santé mentale France (première partie)

Ancien psychiatre hospitalier, le Dr Leguay préside l'association Santé mentale France, qui se mobilise pour construire un langage commun en matière de "réhabilitation psychosociale", et pour rendre compte d’une vision globale du parcours des personnes en situation de handicap psychique.

Dans cette première interview, le Dr Leguay nous explique comment le concept de "rétablissement" s'est imposé dans le champ de la psychiatrie. Il évoque également les résultats de la mission qui lui avait été confiée par les ministres de la santé et du handicap, sur l'accès à la Prestation du handicap des personnes avec handicap psychique.

Karoll Petit @santeavoixhaute

Comment le concept de "rétablissement s'est-il imposé dans le champ de la psychiatrie ?

Avec quelques pionniers nous avons créé il y a environ 25 ans, « REHAB », et notre premier congrès s’est tenu en 1998. Avant de parler de rétablissement, on a commencé par la réhabilitation psychosociale. On était en rupture avec la pensée dominante de l’époque dont le principe de base était « Un symptôme doit être analysé parce qu’il dit autre chose que ce qu’il dit explicitement ». Une pensée dominée par les théories psychodynamiques, et toutes celles qui tournent autour de l’interprétation des symptômes et des paroles.  Cette grille de lecture pouvait être assez écrasante. Elle renvoyait chaque individu à une interrogation sur lui-même qui pouvait être sans fin et qui risquait d'induire de la chronicité, de l’immobilisme.

Le courant de réhabilitation est venu des États-Unis et d’Angleterre : une intuition que nous avons tous eu à peu près à la même période.

« C’est bien beau d’attendre la révélation de quelque chose, qui pourrait être décrit comme un conflit intérieur, parce que cette révélation peut ne jamais arriver. Sans préjuger de la théorie à laquelle on se réfère, il peut être utile de s’intéresser aux conditions de vie, au fait de savoir si la personne sait se faire à manger, faire ses courses, réparer la chambre à air de son vélo, s’adresser à un contrôleur dans le bus de la ville ».

C’est tout le mouvement autour des habiletés sociales : comment suis-je dans la société, même si je suis très affecté par la pathologie psychiatrique dont je souffre. 

À titre d’exemple : je souffre d’hallucinations et j’entends des voix, ce qui m’empêche d’avoir une continuité dans ma pensée et mon action. Comment puis-je cantonner cette partie de ma symptomatologie, tout en faisant grandir mes capacités de m’y opposer, en développant mes outils personnels cognitifs pour avoir une « vie meilleure » ?

C’est aussi la question du travail, du logement, de la citoyenneté. C’est aussi de plus en plus la question de la parentalité, de la sexualité, de la spiritualité, qui sont les éléments d’une vie normale. La question de la prise en charge ne doit pas tout stériliser, parce qu’elle serait prioritaire.

La réhabilitation c’est au fond une espèce de postulat. Certes il y a la pathologie mais elle ne contient pas toute la personne et celle-ci, légitimement, a droit à une participation à la vie sociale. De combien en proportion sont amputées les capacités de la personne ? et est-ce que l’on peut l’aider - à trouver un travail, qui la motiverait par exemple pour entretenir une voiture qu’elle aura achetée, dans la dynamique d’un cercle vertueux - et pouvoir, à côté du travail, avoir des loisirs, rentrer en relation avec les autres... Tout ça, c’est dans le champ de la réhabilitation, mais ça se prolonge dans le champ du handicap[1].

Il faut donc agir conjointement sur les soins pour que la personne aille mieux, et sur la compensation du handicap pour qu’elle jouisse un peu plus de son statut de citoyen. Dans les mots que l’on travaille au sein de Santé mentale France, il y a la question de l’espoir, de la bienveillance (ou pas) de la société, de la solidarité et de la rencontre avec les autres.

Tout est dans la cohérence que l’on donne à un parcours, en laissant la personne conduire son propre parcours à partir des priorités qu’elle se donne. C’est là que le concept de rétablissement intervient. Ce n’est pas le professionnel qui va faire le parcours, c’est la personne elle-même, c’est son chemin.

 

Est-ce que la psychiatrie est la mieux placée pour s'investir dans ce champ là ?

Comment faire la distinction entre l’accompagnement et le soin - pour une personne avec des troubles bipolaires avec une dimension à certains moments délirante parce qu’il y a une congruence entre le délire et la dépression ou un épisode maniaque – ?

Avec de l’éducation thérapeutique, la personne sera en mesure de prendre un pouvoir sur son propre parcours, de repérer ses signaux-symptômes et de pouvoir éventuellement rédiger des sortes de « directives anticipées » pour dire « la dernière fois, je me suis fait hospitaliser sous contrainte, c’était douloureux. Mon objectif, si un autre épisode de même nature se présente, c’est de ne pas être hospitalisé sous contrainte : je donne à telle personne la responsabilité d’en parler avec moi et de m’accompagner en cas d’hospitalisation volontaire".

On s’intéresse de plus en plus également à la méta cognition. Les premiers pas de la remédiation cognitive tournaient autour de l’attention, de la mémoire, de la concentration. Puis il y a eu la dimension de la « théorie de l’esprit », la possibilité pour chacun, malade ou pas malade, de se mettre à la place de l’autre, de comprendre les réactions de l’autre, et d’en tenir compte dans sa propre conduite. Ce ne sont pas en général des concepts très français.

Au départ, cela n’a pas été bien vu ! Je vous raconte un débat de trente ans. Aujourd’hui, personne n’oserait négliger ces concepts. Cela ne veut pas dire que les gens pratiquent. En tout cas ils font une place dans leur discours à la question du rétablissement. C’est un changement de paradigme.

Pourquoi est-ce que cela n’a pas été porté davantage par les politiques publiques pendant des décennies, alors que ces pratiques étaient « evidence based » [2] ? La communauté psychiatrique n’en a pas tenu compte non plus pendant des décennies.

 

Quelle est la différence entre ce qui serait du handicap d’un côté, et du soin de l’autre ?

Moi je n’en vois pas quand on se situe sur le plan du parcours. Par ailleurs la notion de rétablissement est polysémique ce qui est très arrangeant. « Vous êtes rétabli, vous êtes en cours de rétablissement », ce qui laisse entendre que vous n’êtes pas guéri. L’important, c’est d’avancer, de se sentir mieux, de prendre de l’assurance et pas forcément de réduire les hallucinations. Il y a le diagnostic, il y a l’apaisement par le médicament, parfois il faut aussi parfois passer par l’hospitalisation pour calmer l’agitation, et il y a des soins de réhabilitation quand la personne est à peu près stabilisée, mais sans trop attendre. Le champ médicosocial et le champ sanitaire ont des mouvements convergents de soutien au rétablissement : qu’importe que l’action du « job coach »[3] soit qualifiée ou pas du côté social.

Le gros des moyens humains de la santé mentale, ce sont les infirmiers psychiatriques. Autrefois ils recevaient une formation spécifique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Maintenant il s’agit d’infirmiers diplômés d’état, et l’on se trouve parfois avec des personnels soignants peu familiers des réalités de la psychiatrie. Mais justement, pour les infirmiers, la réhabilitation c’est plus intéressant que d’observer et de garder l’ordre dans les pavillons de psychiatrie. Les infirmiers sont dans une posture d’action, de discussion, de partage, de confrontation de points de vue. De ce côté-là, la réhabilitation est portée par le corps des infirmiers, beaucoup plus que par les psychiatres.

On est dans un champ qui doit être gouverné par l’évidence based ; qu’est-ce qui marche, qu’est ce qui ne marche pas ? Parfois la personne est concernée par une grande pathologie psychiatrique avec une dimension organique dont on n’a toujours pas trouvé la nature. Parfois, il faut donner des soins médicaux. 

À d’autres moments, cela peut être des problèmes cognitifs, qui mettent en évidence des carences. Dans ce cas-là, la bonne façon de s’en occuper c’est de faire de la remédiation cognitive et de chercher à « regonfler » les capacités opératoires de la personne. Cela peut être une pathologie liée à des évènements de vie, à un deuil, au covid, à une impasse personnelle qui peut conduire au suicide.

Une part de la clinique psychiatrique relève de l’interaction avec le contexte ; nous sommes des êtres sociaux, tout ce qui nous arrive dans la vie sociale peut avoir une incidence. Il peut y avoir d’autres situations qui ont besoin d’une lecture analytique, de dénouage des impasses personnelles, pas toujours bien connues et perçues par la personne.

 

Les ministres de la santé et des personnes handicapées vous ont confié en mars 2020 une mission relative à la compensation du handicap pour les personnes avec handicap psychique. Où en est-on ?

La loi de 2005 relative à l’accès à la compensation du handicap ignorait jusqu’à présent les personnes en situation de handicap du fait de troubles psychiques. La situation classique est que la personne est capable de faire en théorie, mais qu’en pratique elle ne fait pas. Alors que souvent il suffit d’un petit coup de pouce, il suffit qu’un accompagnement soit apporté pour que la personne parvienne à trouver une place plus importante dans la société, avec des perspectives du côté de la qualité de vie, de la réalisation personnelle.

 

Olivier Veran, alors ministre de la santé, et Sophie Cluzel, ministre en charge des personnes handicapées, m’ont confié pour mission en 2020 de faire une proposition technique sur cette question. Le rapport issu de nos travaux a été publié en juillet 2021, ses recommandations faisant l’objet d’un large consensus. La ministre en charge des personnes handicapées a publié un décret en avril 2022 permettant aux personnes vivant avec une altération des fonctions mentales, psychiques ou cognitives ou des troubles neurodéveloppementaux d'avoir accès à la prestation de compensation du handicap (PCH), le décret apportant plusieurs modifications au référentiel d’accès. Trois départements expérimentent actuellement sa mise en œuvre.

Il s’agit notamment d’évaluer combien de personnes sont concernées, et de déterminer les seuils à partir desquels on « déclenche » la PCH. On s’interroge également sur le type de compétences à mobiliser : des compétences ultra pointues sont-elles nécessaires ou le savoir-faire des professionnels et des aidants est-il aujourd’hui suffisant ? Faut-il créer des plateformes qui assurent de la formation continue, de la montée en puissance de compétence, en articulation avec le champ du soin ? Il faudrait évaluer également dans quelle mesure l’instauration de la PCH est susceptible de freiner la demande d’hospitalisation plein temps. Si quelqu’un peut aller à la rencontre de la personne en situation de handicap psychique, c’est susceptible de diminuer les hospitalisations, qui sont souvent déterminées autant par des problèmes d’autonomie et de sécurité que par l’intensité de la pathologie.



[1] La loi handicap du 11 février 2005 pose le principe du « droit à compensation » : « toute personne handicapée a droit à la solidarité de l’ensemble de la collectivité nationale, qui lui garantit, en vertu de cette obligation, l’accès aux droits fondamentaux reconnus de tous les citoyens ainsi que le plein exercice de sa citoyenneté ».

[2] En référence aux pratiques médicales « évidence based », c’est-à-dire qui s’appuient sur des connaissances scientifiques et des recommandations.

[3] Professionnel qui accompagne les personnes en situation de handicap à trouver un emploi.


Deuxième partie de l'interview à paraître en janvier 2024.


 

Santé mentale France

« Santé mentale France » est une fédération de personnes morales travaillant dans le champ de la santé mentale (établissements publics de santé mentale, cliniques psychiatriques privées, Groupements d’entraide mutuelle -GEM-, clubhouse…, mais aussi associations du champ médicosocial), qui œuvrent pour l’accompagnement des personnes en situation d’handicap psychique.

Son objet est de construire un langage commun dans les réflexions et les projets, afin de bâtir une doctrine pour pouvoir la défendre avec des mots simples, et pour rendre compte d’une vision globale du parcours des personnes en situation de handicap psychique, qui ne se limite pas aux questions de compensation du handicap ou de soins psychiatriques. La Fédération s’appuie notamment sur les concepts d’empowerment et de rétablissement.

Santé Mentale France organise régulièrement des congrès, des ateliers du rétablissement, participe à des actions de déstigmatisation type « semaine de la santé mentale », promeut ses analyses dans tous les lieux de concertation, nationaux comme régionaux par l’intermédiaire de ses délégations régionales.

Santé mentale France ne se cantonne ni aux questions de prise en charge du handicap par l’accompagnement, ni aux soins psychiatriques aigus ou suivis au long cours. Elle cherche à promouvoir les solutions qui s’intéressent à la « vie ». Le dénominateur commun de notre action c’est de soutenir les actions qui contribuent à une vie meilleure. Et dans cette démarche on laisse toute leur place aux personnes concernées et à leurs familles pour pouvoir exprimer leurs priorités.

 

Santé mentale France porte également la candidature « Grande cause nationale » pour la santé mentale, en 2025. Un collectif « Grande cause » a été constitué avec l’association des directeurs d’établissements de santé mentale (ADESM), la Fehap, l’association des jeunes psychiatres (AJPJA), le Psychodon, Unafam… Une tribune est parue dans le quotidien « le Monde », à l’occasion de la journée mondiale de la santé mentale.


Commentaires: 1
  • #1

    Yves Hurtrel (jeudi, 21 décembre 2023 12:25)

    "La notion de rétablissement est polysémique". J'ai beau être bipolaire, je suis obligé de prendre en compte que je suis un système complexe multiple à la croisée de plusieurs systèmes. Biologique, bien sûr, mais également familial, social, économique et j'en passe ! C'est en agissant sur chacun de ces systèmes en même temps que je peux espérer accéder à un meilleur équilibre dynamique qui contribue à mon rétablissement. Ce processus vertueux ne me garantit pas une guérison totale mais un réel mieux être. Je vous le garantis.