Comment concilier les trois missions des CHU :

soins, enseignement, recherche ?

Les centres hospitaliers universitaires (CHU) qui dominent de leur stature le système de santé fêtent leurs 60 ans. Un double anniversaire puisque 1958 marque à la fois la naissance du système hospitalo-universitaire encore en vigueur et l’instauration de la cinquième république, dont la verticalité est tant décriée aujourd’hui. Deux rapports parus fin 2018 apportent diagnostic et propositions très différents sur la situation actuelle des CHU.

Un anniversaire sans flon-flon

Le 60ème anniversaire des CHU s’est tenu en toute discrétion, à Poitiers, les 13-14 décembre dernier, dans le cadre des 16èmes assises hospitalo-universitaires qui rassemblent chaque année dirigeants des CHU, présidents des commissions médicales d’établissement (CME), doyens des UFR (unité de formation et de recherche) santé et présidents des universités. L’hôpital universitaire que nous connaissons aujourd’hui est né en effet en 1958, dans des circonstances politiques exceptionnelles, au cours des dernières semaines d’existence de la quatrième république. 

L’ordonnance de 1958 visait à unir par convention les grands hôpitaux publics et les facultés de médecine, alors qu’auparavant ces deux entités fonctionnaient comme des hiérarchies parallèles. Cette réforme a également institué le statut de médecin temps plein, une révolution dans le monde hospitalier, où la majorité des praticiens consacraient peu de temps à leur activité hospitalière (peu rémunératrice), privilégiant leur cabinet en ville. Pour attirer les praticiens, le statut hospitalo-universitaire est institué, qui prévoit une double rémunération de l’hôpital et de l’université, toujours en vigueur. Face aux difficultés de mise en œuvre et à l’opposition d’une grande partie des organisations professionnelles, les premières conventions entre les hôpitaux et les facultés de médecine ne seront signées… qu’en 1965.   

 

Établissements de proximité ou hôpitaux de recours ?

Soixante ans après leur création, les 32 CHU occupent une place déterminante dans le système de soins. Ils représentent le quart des capacités d’accueil pour les activités de médecine-chirurgie-obstétrique-MCO (60 661 lits en 2017). Les CHU emploient 27 % des personnels salariés non médicaux des établissements de santé au plan national (276 156 agents) pour l’ensemble de leurs activités de soins, d’enseignement, de recherche, dont 30 % d’infirmiers, la profession la plus représentée. L’Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP), premier établissement de santé français, dispose, à elle seule, de 20 520 lits d’hospitalisation répartis entre une trentaine d’entités géographiques différentes. 

Au total, les CHU ont effectué 4,1 millions d’hospitalisations en MCO (2017), soit un peu moins du quart (23 %) des séjours contre 34,7 % pour les cliniques privées et 34 % pour les autres établissements publics de santé. Il faut y rajouter 1,6 millions de séances (chimiothérapies, radiothérapies, dialyse…), 28 millions de consultations externes, 4,7 millions de passages aux urgences, mais aussi les activités de soins de suite et de réadaptation, de psychiatre, l’accueil en soins de longue durée et en EHPAD.

Mais le débat fait rage sur la manière de distinguer dans les soins délivrés dans les CHU ceux qui relèvent d’une activité de "proximité" (partagée avec d’autres établissements de santé publics ou privés), "d’expertise" (soins plus spécialisés), ou de "recours" (pris en charge essentiellement en CHU), sachant que ces différenciations ne font pas consensus. Selon l’Agence nationale d’accompagnement de la performance (ANAP), les activités de recours (c’est-à-dire les prises en charge réalisées à plus de 50 % dans les CHU), ne représenteraient que 5,2 % de l’activité des CHU en 2016, « transplantations d’organes » (84,5 % des séjours réalisés en CHU), « brûlures » (61,3 %), « traumatismes multiples graves » (59,4 %) et « maladies dues à une infection par le VIH » (55,5 %). 

 

Tensions...

Dans leur rapport « Les CHU demain » les dirigeants des CHU livrent leur propre analyse de la manière dont les médias, mais aussi les autres acteurs sociaux (syndicats par exemple) rendent compte des crises et autres tensions qui les agitent. « L’actualité marquée de ces derniers mois a particulièrement mis en lumière des événements tragiques ayant eu lieu dans des CHU, provoquant parfois une inflation médiatique porteuse d’interprétations dénuées d’analyse systématique exhaustive… Le traitement réservé à ces événements est peu fidèle à la réalité éprouvée du quotidien au sein des CHU et en livre une image unilatérale et sans nuances de façon assumée… ». 

L’organisation hospitalière, fortement hiérarchisée autour du chef de service qui porte la responsabilité de la prise en charge du patient, se trouve bousculée, son modèle de fonctionnement n’étant plus forcément très adapté aux attentes des jeunes professionnels. Comme le souligne le rapport « CHU demain » « les études de médecine ne forment ni au travail d’équipe, ni au management, ni à la connaissance de l’organisation et du financement du système de santé… la chefferie est encore perçue comme un bâton de maréchal alors que le meilleur des universitaires ne fait pas systématiquement le meilleur des managers ». Reste à trouver d’autres modèles d’organisation qui tiennent mieux compte de l’ensemble des contraintes qui pèsent sur les CHU.

 

… et fragilités

Alors que les CHU se présentent habituellement comme des lieux d’excellence médicale, les différents classements disponibles soulignent certaines fragilités dans ce domaine, aussi bien en matière de qualité perçue par les patients que de certification par les pairs.

Depuis avril 2016, la Haute autorité de santé (HAS) mène régulièrement des enquêtes pour recueillir l’avis des patients sur leurs conditions d’hospitalisation, explorant à travers 63 questions les différentes étapes du parcours du patient : accueil du patient, prise en charge médicale, prise en charge par les infirmier(ère)s et aide-soignant(e)s, chambre, repas, organisation de la sortie. Les résultats sont diffusés sous la forme d’un score calculé sur 100. Le score global pour l’ensemble des établissements de santé est de 73,3/100 en 2018. Globalement, 43,2 % des établissements sont classés dans les scores les plus favorables (A, B), cette proportion atteignant 100 % pour les centres de lutte contre le cancer, 59 % dans les établissements privés lucratifs… mais seulement 14 % dans les CHU.

Toujours sous l’égide de la HAS, les établissements de santé sont engagés depuis 1999 dans des procédures de certification, démarche d’évaluation effectuée tous les 4 à 6 ans par des professionnels mandatés par la haute autorité. L’évaluation de la dernière démarche à mi-parcours (2014) met en évidence des constats déjà anciens, peu favorables aux CHU.

Comme le souligne la Cour des comptes, ces constats ne sont pas partagés par les responsables des CHU. Selon la HAS, les établissements de taille importante, multi-sites, réalisant plusieurs types d’activité et disposant de multiples types de prises en charge et secteurs à risques font l’objet de résultats moins favorables. Or les CHU cumulent l’ensemble de ces caractéristiques.

 

Formation, recherche : la spécificité des CHU

Si l’activité de soins est, dans une très grande proportion partagée avec d’autres établissements de santé publics et privés, la formation initiale de l’ensemble des métiers de la santé et la recherche relèvent pour l’essentiel des CHU. Ceux-ci doivent accueillir en particulier chaque année des dizaines de milliers d’étudiants afin de leur proposer terrains de stage et encadrement ad hoc. Pour les étudiants de médecine, dès la troisième année, un stage d’observation de 24 semaines, non rémunéré, a été institué. À partir de la quatrième année, ceux-ci ont un statut d’étudiant hospitalier (communément appelés « externes ») et participent à l’activité hospitalière, tout en bénéficiant d’une indemnité symbolique des CHU. Suite à l’examen national classant (ENC), en fin de 6ème année du cursus, les étudiants hospitaliers deviennent « internes », avec des responsabilités et une rémunération beaucoup plus étendues. On en dénombre plus de 30 000 en 2017, dont 19 500 exercent en CHU. Leur cursus est d’une durée variable selon les spécialités (six semestres en médecine générale et jusqu’à dix pour certaines spécialités). Les internes passent l’essentiel de leur temps de formation dans les services hospitaliers, mais aussi hors hôpital pour les futurs généralistes. Ils suivent en parallèle des enseignements théoriques de la spécialité voire d'autres diplômes. 

Pour les équipes soignantes, l’intégration des internes dans les services constitue un véritable défi dans la mesure où ces derniers changent d’affectation tous les six mois, leur niveau de qualification étant variable selon qu’ils se situent en début ou en fin de cursus. Comment instituer dans ces conditions des habitudes de travail et une bonne qualité de transmission d’information entre les différents membres du personnel exerçant au lit du malade, gage d’une bonne qualité de prise en charge ? Pas facile non plus pour les patients hospitalisés, confrontés à la diversité des personnels médicaux ou en formation qui défilent et dont ils ne comprennent pas les différentes fonctions.

Un élément essentiel d’attraction des CHU vis-à-vis notamment des jeunes praticiens est leur implication dans les travaux de recherche. Dans ce domaine, la France présente un profil unique en Europe, selon le Comité national de coordination de la recherche (CNCR), à cause de la part prépondérante prise par les établissements de santé (essentiellement les CHU) qui représentent 60% de la production scientifique, mais aussi de la contribution plus importante que dans les autres pays des instituts de recherche (Inserm, CNRS…), très présents également dans la vie des CHU.

Deux rapports, deux séries de conclusions

Le rapport « Le CHU de demain » a été rédigé en réponse à la demande des deux ministres chargées de la santé, et de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, à l’occasion du 60ème anniversaire des ordonnances de 1958. La lettre de mission des deux ministres invitait les rédacteurs à faire des propositions pour renforcer le rôle des CHU vis-à-vis de leurs trois missions fondatrices, la recherche et l’innovation en santé, la formation des professionnels de santé et l’organisation territoriale de l’offre de soins. Le rendu final aurait gagné en compréhension si son plan définitif avait respecté ce triptyque fondateur, car ces trois missions, qui s'exercent effectivement dans les mêmes lieux, ont chacune leur logique propre, à destination de publics différents – la communauté scientifique, les étudiants, et les patients -. 

Le fil rouge de ce document est la co-gouvernance CHU et des UFR santé. Les auteurs veulent renforcer encore ce lien, notamment par l’instauration d’une Conférence nationale des CHU, présidée par les deux ministres associant aux six Conférences déjà rassemblées au sein des Assises hospitalo-universitaires les instituts de recherche, une manière de peser plus fortement sur les choix gouvernementaux.

Le rapport de la Cour des comptes s’emploie quant à lui à montrer que l’activité de soins des CHU est de plus en plus fragilisée : à la fois dans sa dimension de proximité, où elle ne se distingue pas de celle des autres établissements de santé, et dans sa dimension de recours et de référence, qui est exercée de manière très hétérogène selon les CHU. La Cour préconise une structuration en réseau des CHU, dans l’intention d’en améliorer l’efficience et la qualité de leur fonctionnement.

 

Piloter l'organisation territoriale ?

L’activité de soins est la principale activité des CHU, et constitue l’essentiel de leurs ressources. Les dépenses imputées à la recherche et à la formation (sous évaluées) sont estimées à 2,8 Md€, à rapprocher des charges totales des CHU d’un montant voisin de 30 Md€ en 2016. 

Le rapport « Le CHU de demain » préconise d’élargir leurs missions traditionnelles au pilotage de l’organisation territoriale des soins, de la prévention, de la formation et la recherche. L’ordonnance de 1958 a fait des hôpitaux universitaires l’épicentre du système de santé français. Cela a permis l’essor des spécialités médicales et a contribué à la modernisation du système de soins et de formation. Mais cette transformation fondamentale a eu aussi pour corollaire un désintérêt pour les soins de premier recours. L’organisation en a été, de fait, déléguée à la négociation conventionnelle entre médecins libéraux et l’assurance maladie, et la médecine générale n’a pu se constituer que très tardivement en tant que discipline universitaire (2004). À force de déconsidérer l’exercice de la médecine générale en cabinet, pas étonnant que les jeunes praticiens se détournent de cette spécialité. Faut-il rappeler que le modèle des Maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) qui fait référence aujourd’hui s’est développé sous l’impulsion des acteurs de terrain, sans aucun soutien universitaire. On imagine mal dans ces conditions les CHU investis d’une mission supplémentaire dans l’organisation des soins de premier recours.

En matière d’organisation territoriale, il faut toutefois souligner des avancées significatives conduites par certains CHU, dans le cadre de la mise en œuvre des Groupements hospitaliers de territoire (GHT). Des praticiens hospitaliers disposent ainsi d’un temps partagé entre le CHU et des hôpitaux publics éloignés des grands centres urbains, ce qui permet de compenser le déficit de praticiens dans ces territoires. Une réussite qui mériterait d’avoir un plus large écho alors que la tarification à l’activité (T2A) n’est pas incitative au « transfert » d’activité vers des hôpitaux partenaires.

 

To be or not to be « hospitalo-universitaire »

Deux catégories de praticiens cohabitent au sein des CHU : les praticiens hospitalo-universitaires… et ceux qui ne le sont pas. L’accès au statut hospitalo-universitaire (le plus prestigieux et le mieux rémunéré) est extrêmement sélectif et obéit à des modalités assez peu dévoilées, basées sur les publications scientifiques et la reconnaissance par les pairs. Mais cette différence de statut ne reflète que partiellement la division des tâches entre praticiens. De nombreux médecins hospitaliers non universitaires participent activement à des fonctions d’enseignement de recherche au sein des CHU, fonctions qui ne sont pas reconnues statutairement. Lors du 50ème anniversaire des CHU (2008), le Pr Pierre Ambroise Thomas, qui présidait l’Académie de médecine, témoignait « Comment imaginer, en effet, que l’on puisse à la fois assurer un enseignement de qualité, des soins très spécialisés, une recherche de haut niveau et une multitude de tâches administratives ». Le débat n’est pas nouveau sur la manière dont les trois missions fondatrices sont mises en œuvre par le même praticien, avec bien sûr, en arrière-plan, la question des rémunérations qui y sont associées. D’autant qu’à ces trois missions, s'ajoute dorénavant la question managériale. L’enjeu de la rénovation de l’exercice et des carrières en CHU est évoquée dans l'axe III du rapport « Le CHU de demain », mais sans orientations précises.  

 

L’épineuse question des ressources financières

Reste bien sûr la question essentielle du modèle économique des CHU. Le rapport de la Cour des comptes met en lumière les difficultés financières de certains d’entre eux, qui connaissent les mêmes contraintes budgétaires que les autres établissements de santé, avec une baisse des tarifs des séjours depuis trois ans pour les activités MCO. Pour maintenir le même niveau de ressources, ils doivent donc augmenter leur activité… ce qui conduit les pouvoirs publics à réduire ces tarifs d’année en année, pour contenir l’évolution des dépenses. Un système absurde. La tarification à l’activité ne représente cependant qu’un peu plus de 55 % de leurs ressources et la Cour des comptes porte sa propre analyse sur la situation financière des CHU, mettant en évidence les différences de performance entre établissements. 

Les responsables des CHU revendiquent quant à eux un nouveau modèle de financement, autour des trois missions qui leur sont confiées. Primo, un financement spécifique des 10 % d’activité de recours et d’expertise, afin notamment de déplafonner l’enveloppe des actes d’activité hors nomenclature. Secundo, le financement intégral des charges générées par la formation initiale et continue et la permanence des soins des juniors, sur une enveloppe dédiée indépendante de la T2A. Tertio, la sanctuarisation d’une enveloppe dédiée de l’Assurance Maladie, mais non soumise à la réglementation de l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam), fléchée vers la recherche et l’innovation. Dans ces domaines, les ministres chargés de la santé, de l’enseignement supérieur et de la recherche et de l’innovation ne sont pas les seuls à décider, le ministère de l'économie veillant à l'équilibre des comptes sociaux. Un rapport vient d'être publié, qui devrait conduire à réduire l'impact de la T2A dans le calcul des ressources des établissements de santé, une annonce faite par la ministre chargée de la santé.

Sources : les données statistiques citées dans cet article proviennent, pour 2017, de la statistique SAE 2017, de la DREES. Les autres données proviennent du rapport de la Cour des comptes (données 2016), référencé en début d'article.

Pour en savoir plus sur les termes techniques utilisés dans cet article, on peut consulter le glossaire du site www.lasanteavoixhaute.fr

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