SANTÉ-ENVIRONNEMENT

Le grand malentendu

entre l'expert et le citoyen

Les cancers de l’enfant sont rares. On en dénombre chaque année 1 770 nouveaux cas parmi les 11,6 millions d’enfants de moins de 15 ans. Il s’agit essentiellement de leucémies, et la grande majorité de ces enfants guérissent, parfois avec des séquelles. En 2017, à Sainte-Pazanne (Loire-Atlantique) des signalementsde cancers de l’enfant parviennent à l’Agence régionale de santé (ARS) qui sollicite Santé publique France pour en rechercher les causes. Depuis trois ans, le collectif de parents s’affronte avec les administrations publiques et Santé publique France sur l’origine de cet agrégat spatio-temporel (cluster)2

Pour Marcel Calvez, professeur de sociologie à Rennes, ce type de malentendu n’a rien d’exceptionnel. Cet enseignant chercheur a ainsi conduit depuis plusieurs années une réflexion sur les plaintes environne-mentales.

Selon Calvez, « les signalements peuvent être regardés sous l’angle d’un conflit de perspectives qui oppose deux façons de produire de la connaissance sur une question de santé et d’en élaborer les interprétations ».

Dans la carte de France, la commune de Sainte-Pazanne se situe tout près de la côte atlantique, mais aussi à proximité de Nantes. Une situation idéale pour accueillir des actifs travaillant dans la métropole nantaise mais souhaitant aussi profiter d’un lieu de vie agréable, non loin de la mer. L’effectif de population (6 500 habitants) a ainsi presque doublé depuis les années 2000. En mars 2017, plusieurs familles de Sainte-Pazanne et de ses alentours saisissent l’Agence régionale de santé (ARS) des Pays de la Loire, suite au recensement d’un nombre anormalement élevé de cancers pédiatriques. Une première enquête menée par la cellule régionale de Santé publique France (SpF) à l’ARS confirme un excès de leucémies mais aucune cause commune aux cas signalés n’est identifiée.

Une première étude étiologique pour identifier des causes communes potentielles aux signalements de cancers

Deux ans plus tard, suite à un signalement de trois cas supplémentaires, l’ARS Pays de la Loire saisit l’agence nationale de Santé publique pour mener des investigations approfondies. Les calculs d’incidence de Santé publique France valident le fait que le nombre de cancers pédiatriques sur le secteur des sept communes au cours de la période 2015-2019 est plus important que ce que l’on observe en moyenne en France. Mais l’étude étiologique menée auprès des familles n’identifie aucune cause commune susceptible d’expliquer ces cancers. Ces résultats poussent Santé publique France à conclure qu’il n’est pas nécessaire de poursuivre les investigations ce qui suscite la colère des habitants présents lors d’une réunion publique de présentation des résultats (novembre 2019).

De nombreuses "levées de doute" sont effectuées sur le terrain

En parallèle, à la demande de l’Agence régionale de santé (ARS) et de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), des "levées de doute"3  sont effectuées dans les différents lieux de vie des enfants (école, domicile), et dans d’anciens sites industriels, et notamment une usine de traitement de charpentes à l’emplacement de laquelle a été construit un lotissement.

Dans l’école fréquentée par certains enfants avec cancers, les mesures mettent en évidence dans une partie de l’établissement une qualité de l’air dégradée avec la présence de polluants, dont le formaldéhyde, en lien avec le mobilier et les revêtements et une concentration élevée de radon4. Des concentrations en lindane (pesticide utilisé pour le traitement des charpentes) supérieures à la moyenne observée habituellement sont également détectées. Une très nette diminution des concentrations de formaldéhyde et de radon est constatée au bout de quelques mois, après avoir engagé une meilleure aération des locaux. Pour le lindane, les experts notent également une baisse des concentrations dans l’air intérieur, les concentrations restant toutefois élevées dans les poussières au niveau des sols des salles de classe. Des mesures sont également effectuées pour les champs électro magnétiques, quatre cables électriques de haute tension passant sous la cour de l’école. Globalement, aucune mesure ne fait apparaître de dépassement des valeurs de référence. Dernière expertise toujours en cours, la DREAL et l’ARS ont financé des mesures de la présence de pesticides dans l’air sur plusieurs points pour une durée d’un an. 

Santé publique France lance de nouveaux calculs d'incidences des cancers

Pour conforter ses résultats, Santé publique France lance en 2020 de nouveaux calculs en comparant l’incidence des cancers dans le secteur de Sainte-Pazanne à la situation dans l’ensemble du département de Loire-Atlantique, à l’aide des données du Registre des cancers Loire-Atlantique Vendée (LAV)5. La nouvelle méthode statistique utilisée, dite de balayage spatio-temporel (calcul de risque), n’identifie pas cette fois-ci de territoire présentant une concentration de cancers pédiatriques statistiquement en excès par rapport au reste du département, contredisant, d’une certaine façon, les résultats précédents. Dès mars 2020, Catherine Hill, épidémiologiste à l’institut Gustave Roussy (Villejuif), avait, en utilisant une autre méthode statistique, publié un article dont les conclusions allaient dans le même sens que celles de Santé publique France. Pour l’épidémiologiste « Il existe simplement, sous l’effet du hasard, d’autres zones avec au moins deux fois plus de cancers qu’attendus. La situation à Sainte-Pazanne n’est donc pas anormale ».

L'incompréhension règne au sein du comité de suivi...

Ces conclusions ne sont évidemment pas partagées par le collectif d’habitants. En réalité, dès les premières réunions du comité de suivi6 (instance chargée d’organiser les échanges entre les différentes composantes), en 2019, les échanges entre les membres du collectif et les administrations sanitaires étaient tendus. Premier point de litige qui va persister tout au long des investigations, la délimitation du périmètre de l’étude épidémiologique à la fois sur le plan territorial (combien de communes) et des classes d’âge, le collectif voulant inclure des jeunes de 18 ans, qui ne peuvent être comptabilisés avec les cancers pédiatriques. Les familles ont pourtant été associées à la conception du questionnaire de l’enquête étiologique par Santé publique France, mais, in fine, certaines questions n’ont pas été retenues par l’agence sanitaire, par crainte que ces dernières ne soient pas acceptées par la CNIL7. Une autre enquête relative aux « attentes de la population », lancée par l’agence sanitaire également, sous forme d’entretiens auprès d’une trentaine de familles, est contestée par le collectif qui considère que cette investigation ne contribue pas aux objectifs de l’étude. Enfin, autre sujet de discorde, le collectif sollicite sur ses propres fonds un laboratoire privé strasbourgeois pour mesurer la présence de substances toxiques sur les cheveux des enfants mais l’ARS s’oppose à ce que ces résultats soient portés devant le comité de suivi, en l’absence d’évaluation préalable de ces données.

Au fil du temps, une confusion s’opère sur l’objectif même des différentes investigations. Les épidémiologistes de SpF s’appuient sur les outils habituellement utilisés pour ce type de recherche et notamment sur un Guide méthodologique bâti sur des recommandations internationales. Selon les experts, les effectifs enquêtés à Sainte-Pazanne sont faibles et ne permettent pas d’envisager des analyses approfondies alors que, parallèlement, plusieurs enquêtes sont en cours d’exploitation au niveau national, avec des effectifs enquêtés de plusieurs milliers d’individus et en particulier l’étude GEOCAP-AGRI qui étude les liens entre activités agricoles et leucémies de l’enfant. L’enquête ESTEBAN a pour objectif quant à elle, à partir de prélèvements (urine, sang, cheveux), de mesurer les expositions de la population à différents polluants et métaux. Les réponses de SpF ne conviennent pas au collectif d’habitants qui attend essentiellement une réponse à la question : pourquoi nos enfants sont-ils atteints d’un cancer ?

À chaque étape de la démarche, le niveau d’exigence augmente, les membres du collectif contestant, pied à pied, les affirmations des scientifiques ou des experts. Quand ceux-ci mettent en évidence le fait que les concentrations de certains produits dans l’école sont inférieures aux « valeurs de référence », le collectif parle quant à lui d’effet démultiplicateur (effet cocktail) provenant de la présence concomitante de ces polluants, du radon, et des courants électromagnétiques. Le collectif souhaite en réalité étendre les investigations de manière à conduire un véritable travail de recherche sur les causes d’apparition des cancers ce qui ne correspond en rien aux objectifs de SpF. Dans son combat, le collectif ne manque pas d’atouts, avec notamment la présence en son sein d’un ingénieur, d’un chercheur du CHU et d’un journaliste, autant de personnes parfaitement en mesure de porter le débat sur les travaux conduits par les différents opérateurs ou de faire connaître les initiatives du collectif à l’extérieur. 

... ce qui n'a rien d'exceptionnel

Ce dialogue difficile entre les différentes parties est sans doute une preuve supplémentaire de la défiance de nos concitoyens vis-à-vis des institutions publiques8. Il témoigne également d’une demande accrue de la population de protection contre les risques associés aux nuisances de l’environnement (des éoliennes aux pesticides en passant par les antennes relais et les nuisances industrielles), qui nourrit la contestation sociale sur l’ensemble du territoire.

Pour Marcel Calvez9, professeur de sociologie à Rennes, ce type de malentendu n’a rien d’exceptionnel. Cet enseignant chercheur a ainsi conduit depuis plusieurs années une réflexion sur les « plaintes environnementales ». Il a notamment publié un ouvrage « Des environnements à risque, se mobiliser contre le cancer » dans lequel il ausculte trois sites français dans lesquels des signalements d’agrégats de cancers ont été effectués entre 2000 et 2002. Deux concernent les cancers de l’enfant, sur le site de l’ancienne usine Kodak à Vincennes, et à Saint-Cyr l’École (Yvelines) en lien avec la présence d’antennes relais. Des similitudes avec les signalements de Sainte-Pazanne sautent aux yeux (page 194). « Dans les trois situations examinées, l’examen des signalements locaux conclut à l’absence de relation entre les cas considérés et une source identifiable. Ces conclusions sont inacceptables pour les plaignants qui tiennent cette relation pour acquise. Ils critiquent les méthodologies mises en œuvre par les experts ». Selon Calvez (page 197), « les signalements peuvent être regardés sous l’angle d’un conflit de perspectives qui oppose deux façons de produire de la connaissance sur une question de santé et d’en élaborer les interprétations ».

La coopération entre les différents acteurs est d’autant plus difficile que, comme le souligne encore Calvez (page 191), « il n’y a pas d’espace commun dans lequel l’établissement des relations de causalité puisse être examiné ensemble. Les experts (de santé publique France) ont leur cadre de référence issu de l’épidémiologie et les acteurs locaux font appel à des connaissances sur les effets sanitaires (…) sont mobilisées dans les réseaux d’opposants. » À Sainte-Pazanne, sur le plan du simple partage d’information, il n’existe même pas d’espace commun aux administrations elles-mêmes, les résultats des différentes investigations étant dispersés entre les deux sites internet de l’ARS et de Santé publique France. Quant au collectif d’habitants, il vient de mettre en ligne son propre site internet et vient d’être auditionné par l’Assemblée nationale dans le cadre d’une enquête parlementaire relative à l’évaluation des politiques de santé environnementale, dont la députée de Loire-Atlantique, Mme Sandrine Josso, membre du comité de suivi, est rapporteuse.

Des retombées malgré tout !

Si les différentes investigations n’ont pas permis de répondre aux interrogations des parents quant à l’origine de l’apparition des cancers, ce dossier connaît malgré tout des retombées. Un contrat local de santé (CLS)10 va être signé entre l’ARS et la communauté d'agglomération de Pornic-Pays de Retz qui englobe le territoire de l’étude épidémiologique avec à la clé un diagnostic-santé du territoire. « L’ensemble des parties prenantes sont d’accord pour engager des actions de prévention », affirme ainsi Nicolas Durand, directeur à l’ARS des Pays de la Loire.

Lors de cette très longue campagne, SpF a souhaité expérimenter pour la première fois une démarche participative pour associer la société civile à la gestion des investigations dans un souci de démocratie sanitaire et de transparence, notamment à travers la création d'un comité de suivi et d’une étude sociologique sur les attentes des habitants de la zone concernée. Mais ces tentatives n’ont pas réellement modifié les relations entre les administrations/agences et les collectifs de parents.

Dans ce contexte, SpF envisage-t-elle de faire évoluer la manière dont sont appréhendés ces signalements d’agrégats de pathologies ? Suite à l’incendie des entrepôts des entreprises Lubrizol en septembre 2019 à Rouen, l’agence sanitaire a lancé à la demande du ministère de la santé une étude dans 122 communes pour évaluer l’impact global sur la santé de cet accident industriel de grande ampleur. À cette occasion, l’Agence de santé publique a confié au chercheur rennais Marcel Calvez une mission pour la coordination de I‘approche participative dans le cadre des enquêtes santé à la suite de I ‘incendie des entreprises Lubrizol.

Ces évolutions paraissent d’autant plus nécessaires que, pour le seul département de Loire-Atlantique, deux autres sites voient émerger des questionnements sur la santé des populations en lien avec un environnement industriel ou agricole. L’Observatoire régional de la santé et le Registre des cancers Loire-Atlantique Vendée ont publié fin 2019 une étude qui souligne l’importance de la sur incidence des cancers dans la région nazairienne, fortement industrialisée. Par ailleurs, la concentration dans le sud de la métropole nantaise d’un nombre important d’activités maraichères, viticoles et de vergers, grandes consommatrices de pesticides suscite une autre mobilisation citoyenne

 

François Tuffreau


DÉFINITIONS

  1. Signalements : Tout événement de santé inhabituel ou toute exposition susceptible d'avoir un impact sur la santé de la population doit être « signalé » à l’Agence régionale de la santé (ARS) la plus proche, qui évalue les risques immédiats et peut déclencher une investigation, en lien avec Santé Publique France pour les cas complexes.
  2. Un « agrégat spatio-temporel » de malades, ou « cluster » en anglais, est un regroupement de personnes ayant une même maladie ou les mêmes symptômes dans une zone géographique et dans une période donnée et dont le nombre rapporté à sa population est inhabituellement élevé.
  3. Une levée de doute - pollution est une mission d'expertise qui permet de vérifier si un site est susceptible d’être pollué quelle que soit la nature de la pollution.
  4. Le radon est un gaz radioactif d'origine naturelle, représentant le tiers de l'exposition moyenne de la population française aux rayonnements ionisants. Sa présence augmente le risque de cancer du poumon. Il est plus fréquemment présent dans certaines parties du territoire, et en Bretagne notamment. (IRSN)
  5. Un registre de pathologie est une structure qui enregistre en continu et de façon exhaustive tous les nouveaux diagnostics de cette pathologie sur un territoire défini à des fins de veille sanitaire et de recherche. Le Registre national des cancers de l'Enfant (RNCE) enregistre tous les diagnostics de cancers pédiatriques en France métropolitaine. Le registre des cancers de Loire-Atlantique/Vendée enregistre tous les diagnostics de cancers dans la population résidant en Loire-Atlantique ou en Vendée quel que soit l'âge au diagnostic. Une vingtaine de départements français seulement disposent d'un registre toutes pathologies.
  6. Le comité de suivi réunit : l’ARS, la Préfecture, la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), l’Éducation nationale, des médecins du service de pédiatrie du CHU de Nantes, l’Enseignement diocésain et l’école privée Notre-Dame, des Élus locaux et un député, des professionnels de santé du territoire et de la PMI, Santé publique France, le registre des cancers Loire-Atlantique Vendée (LAV), et le registre national des cancers pédiatriques (RNCS), deux Collectif d’habitants... Des agences sanitaires nationales contribueront également aux travaux du comité de suivi : ANSES, INCA.
  7. CNIL – La Commission nationale de l’informatique et des libertés est une instance chargée de veiller au respect des règles protégeant les libertés individuelles, notamment en cas d’enquêtes statistiques contenant des données de santé individuelles.
  8. "La société de défiance. Comment  le modèle social s'autodétruit ? " Yann Algan et Pierre Cahuc, CEPREMAP
  9. "Des environnements à risque : se mobiliser contre le cancer", Presses des Mines (2011), Marcel Calvez
  10. Des contrats locaux de santé (CLS) peuvent être signés entre l'Agence régionale de santé (ARS), sur la base d'un diagnostic local de santé, pour organiser des campagnes de prévention sur les thématiques considérées comme prioritaires.

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