compétences psychosociales (2)

Les raisons d'un succès

Dans une première partie « Émergence d’une approche novatrice », La Santé à Voix Haute a cherché à comprendre la généalogie de la notion de Compétences Psycho Sociales (CPS) qui a surgi depuis une trentaine d'années dans le champ de la promotion de la santé, jusqu’à devenir aujourd’hui omniprésente. Issue de la Charte d’Ottawa en faveur de la promotion de la santé publiée en 1986, cette notion propose un levier pour promouvoir les actions visant à modifier les comportements individuels de santé. D’abord désignées sous l’appellation d’ « aptitudes indispensables à la vie » les CPS sont en France apparues explicitement sous cette dénomination en 1993. Elles ont fait l’objet de deux définitions successives et composites empruntant à divers disciplines des sciences humaines et du développement personnel. Elles ont d’abord été utilisées en direction des enfants et adolescents, en particulier dans le champ scolaire. Nous questionnons ici les raisons du succès massif et rapide des CPS, approche novatrice en promotion de la santé.

En un peu plus de quinze ans, les CPS se sont développées en France dans toutes les Régions, portées en grande partie par les IREPS, réseau associatif en éducation pour la santé, et sur l’ensemble des champs de l’accompagnement (social, éducatif, médico-social, sanitaire, juridique etc.). Disséminés par le biais de programmes éducatifs structurés, directement adaptés de programmes anglo-saxons déjà existant (citons par exemple le programme Unplugged) ou bien élaborés de manière singulière (par exemple le programme En Santé A l’Ecole en Pays de la Loire), ces approches de développement des CPS sont largement, et de manière sans précédent, soutenus par les pouvoirs publics et tout spécifiquement par les Agences Régionales de Santé.

A l’opposé d’une vision « naturaliste » des choses, considérant que ce succès « va de soi », une perspective critique semble indispensable. Elle permet en effet de considérer le succès des CPS comme résultant d’un terreau sociétal favorable et de contextes porteurs dans le champ de la santé publique.

A défaut de travaux de recherche et de publications sur ce thème, attendus avec grand intérêt, sont ainsi esquissées, de manière non exhaustive, quelques hypothèses explicatives à ce succès, dans une optique de contribution aux débats.

  • Une toile de fond sociétale composée du tryptique Individu-Responsabilité-Autoévaluation,
  • Au niveau des acteurs de santé publique, les CPS entendues comme opportunités,
  • Un succès et des questions,
  • Conclusion.

Une toile de fond sociétale composée du triptyque Individu, Responsabilité, Autoévaluation

Les comportements individuels de santé, cible des actions portant sur les CPS, s’inscrivent en résonance avec la priorité sociétale donnée à l’individu. De nombreux travaux de sociologie décrivent, avec toutes les nuances possibles[1], le couple Individu-Responsabilité comme l'un des fondements essentiels de ce qui fait société aujourd’hui : l’individu est entendu comme entièrement responsable de lui-même, de ses actes et de ce qui construit sa trajectoire de vie. La focale portée sur la prise de décision selon un modèle rationnel et les choix individuels, tout comme sur la notion de singularité des trajectoires de vie, témoigne de cet accent mis sur la responsabilité individuelle, souvent au détriment d’enjeux plus complexes associant les environnements de vie, les appartenances sociales, les dynamiques collectives et gommant les contradictions entre contraintes de la norme et liberté d’agir.

 

L’individu est ainsi considéré, de façon idéale, comme étant pleinement acteur de sa vie (« Je décide rationnellement et j’oriente ma vie en conséquence »), auteur de sa destinée (« je suis l’inventeur du récit de ma vie »), entrepreneur de Soi (« je me gère comme un capital ») et comptable de lui-même (« je me rends des comptes »). Ses comportements et ses pensées sont appelés à témoigner avec constance dans le temps et cohérence dans les actes de son Moi valorisé dans une indépendance qui n’est que virtuelle[2].

 

Cette survalorisation de la dimension individuelle trouve sa continuation dans les multiples formes « d’injonction à être soi »[3], en toute authenticité et transparence, impératif quotidiennement constaté dans les discours du marketing et du nouveau management. Dans cette perspective, et en dépit des nombreux apports des sciences sociales invitant à s’en défier, la connaissance de soi par l’introspection intime est entendue comme la pierre angulaire de toute autonomie et de toute sociabilité. La construction et la découverte de « soi-même » est avant tout devenue une aventure personnelle, alors même que d'autres courants de pensée, comme par exemple la sociologie clinique[4] mais bien d’autres encore,  attribuent cette construction à la conjonction complexe de déterminants issus des histoires personnelles et du contexte social.

Dans ce creuset d’idées aux racines philosophiques anciennes mais à l’actualité saillante, le déploiement des approches par CPS trouve un terreau fertile, en particulier dans ses dimensions centrées sur le « Moi », (« mes émotions, ma subjectivité ») et sur « Moi et les autres » (savoir communiquer, négocier, coopérer...). L’hypothèse ainsi posée par l’approche des CPS implique la nécessaire connaissance de soi pour aller vers celle des autres et du Monde.

 

Intimement associée à cette dimension individuelle, la capacité d'autoévaluation est une notion centrale qui figure dans deux des trois catégories de CPS (cognitives et émotionnelles) définies en 2001 par l'OMS. Ce recours constant aux capacités auto évaluatives des individus emprunte largement aux postulats, énoncés, et méthodes issus du Nouveau Management en entreprise, lié lui-même aux évolutions du modèle économique néo-libéral. Dans le champ des ressources humaines, ces approches utilisent des grilles qui incluent non seulement une autoévaluation des pratiques, mais aussi celle des caractéristiques liées à la « personnalité » autour des  notions de « maîtrise », de « gestion », et de « régulation » de Soi[5], essentiellement sous l’angle émotionnel. Les dispositifs d’autoévaluation sont alors avant tout considérés comme des approches de contrôle[6]. La tentation instrumentale, invitant à la modélisation d’outils permettant aux individus une « meilleure  gestion » d’eux-mêmes, très présente dans les sphères publiques et professionnelles, envahit aussi la vie privée au travers de circuits commerciaux. Elle s’exprime, par exemple, dans le succès phénoménal des productions et publications de développement personnel, valorisant spécifiquement les petits exercices pratiques et quotidiens, supposés contribuer à la connaissance de soi, et par conséquent au bien-être. Cet engouement, jusqu’à structurer un véritable marché économique[7], participe de ce qu’Eva Illouz [8] qualifie de « tyrannie du bonheur », source éventuelle de culpabilisation pour ceux qui en sont exclus par les circonstances de la vie.

 

Idée sous-jacente à ces usages « le Moi de chaque individu est devenu un capital qu’il faut faire fructifier »[9]. L’ensemble des dispositifs d’autoévaluation intime peuvent être ainsi envisagés comme des techniques gestionnaires de la subjectivité, portées par l’objectif, en dépit des discours émancipateurs, de maximisation des potentiels et de l’efficacité de chaque individu. La « bonne gestion » de soi est alors identifiée comme le facteur premier de la réussite et de l’insertion sociale, passant sous silence, ou pour un faible murmure, le rôle des appartenances sociales, des contextes, des organisations et des règles formelles comme informelles dans la structuration et le déroulement des existences.

Il est à noter que les éducations en santé n’échappent pas non plus à la tentation de mettre en avant les méthodes et les outils, au risque de passer sous silence de réels et indispensables débats sur les finalités émancipatrices et citoyennes de l’éducation, fut-elle pour la santé.

En écho, le modèle biomédical qui domine dans le champ de la santé est « pris » dans la même dynamique, donnant très largement la primauté aux dimensions individuelles de la santé, notamment en se basant sur les modèles théoriques de la décision rationnelle, pourtant invalidés depuis 40 ans par les sciences sociales. Il conduit à mettre en avant la responsabilité individuelle dans les trajectoires de santé, et l’autoévaluation de Soi comme facteur de protection et d’investissement du soin.

 Les échos de cette injonction sociale à l’autoévaluation figuraient dès 1993 dans la première définition des CPS : « Avoir conscience de soi, savoir gérer son stress, savoir réguler ses émotions » apparaissait parmi les 10 compétences décrites et le lien étroit entre ces éléments d'autoévaluation et le « bien être mental » ou le « comportement positif » y était explicite.

Si d’autres « piliers » de la société pourraient ainsi être mentionnés comme éléments d’une toile de fond sociétal avec lesquels les approches de santé par le développement des CPS entre en résonance, l’approche comportementaliste semble pourtant en constituer le dénominateur commun. 

Au niveau des acteurs de Santé Publique, les CPS entendues comme opportunités

Le succès des CPS ne peut s’expliquer uniquement par leurs résonances avec les dynamiques sociétales à l’œuvre. Des pistes d’explication semblent pouvoir être avancées à l’aune de la manière dont les acteurs de Santé Publique s’en sont emparés, et tout spécifiquement ceux issus de l’éducation pour la santé.

Quatre points peuvent ici être mis en exergue :

 

. Le premier concerne l’avancée pratique et théorique qu’a représentée, dans le domaine de la promotion de la santé et de la prévention primaire, la structuration des approches par CPS. Traduction opérationnelle des objectifs de santé publique, il existait bien des programmes de prévention et notamment des programmes de prévention secondaire (sur les dépistages des cancers du sein par exemple). Pour autant la structuration de programmes d’éducation pour la santé, au sens d’«un ensemble coordonné d’activités d’éducation [...] sous-tendu par des approches et des démarches et mis en œuvre dans un contexte donné et pour une période donnée »[10], s’est peu développée en France, malgré quelques essais portant sur l’éducation populaire et l’éducation par les pairs. Inspiré de la tradition anglo-saxonne, la structuration théorique et pratique d’activités sur les CPS semble avoir favorisé l’investissement des professionnels tout comme celui des financeurs. Ceux-ci perçoivent en effet l’apport de programmes éducatifs en santé, dans leurs modalités de reproductibilité et de transférabilité, comme des effets-leviers majeurs des politiques de Santé Publique.

Par ailleurs, les programmes ainsi structurés offrent de la visibilité tout comme des articulations logiques et chronologiques claires, autant aux porteurs des interventions qu’aux professionnels des lieux d’intervention. Ils permettent une appropriation facilitée par l’ensemble des sphères de l’éducatif (et tout spécifiquement l’École), du social, du médico-social et de l’accompagnement. La coordination des interventions sur les CPS avec les pratiques éducatives « de routine » des structures en est largement favorisée, quand bien même les questions autour d’une intégration plus poussée subsistent.

On peut souligner incidemment que la structuration des approches par CPS avec la focale sur des compétences transversales s’est fait de manière concomitante avec le développement dans les discours de promotion de la santé de la notion de « santé globale ». On peut supposer que devant ce concept flou, la structuration précise d’approches éducatives en santé a représenté un atout, au-delà d’être le seul programme disponible.

 

. Le deuxième point s’articule autour du fait que cette approche par les CPS a répondu à une préoccupation des décideurs et financeurs en Santé Publique, soucieux d’engager la dépense publique pour des programmes reposant sur des données probantes, c’est-à-dire appuyés sur des connaissances scientifiques jugées légitimes (relevant majoritairement de l’épidémiologie et des études randomisées en Santé Publique) et sur des procédures dont l’efficacité est prouvée de manière quantitative. Ce processus de décision est appelé Evidence Based Practice dans le champ sanitaire et social et Evidence Based Policy (EBP) au niveau des politiques publiques[11]. Alors qu’il a souvent été reproché à l’éducation pour la santé et la promotion de la santé un manque de stratégies précises et argumentées et des résultats invisibles ou jugés décevants, l’apparition de la notion de CPS, sans répondre à toutes les exigences de l’EBP, a été vue comme une possibilité de dépasser cette critique. La promotion de la santé y a trouvé une modélisation liant des ancrages théoriques à des modes et outils d’interventions, qui jusque-là lui manquaient cruellement. Les décideurs veulent y voir plusieurs atouts ayant valeur de « données probantes » : un outil structuré, appuyé sur les sciences humaines, étayé par des références, certes anglo-saxonnes et peu traduites, et conforté par des évaluations randomisées, souvent citées mais peu explicitées.

En outre, on peut penser que la structuration de programmes à vocation régionale, et construit sur les spécificités des réseaux d’acteurs régionaux a facilité les soutiens des ARS. Et réciproquement pourrait-on dire : c’est au niveau des régions administratives qu’ont été impulsés les programmes de développement des CPS. Parce que modélisées, le caractère  « reproductible » sur des territoires larges des interventions sur les CPS apparaît comme un facteur de succès non négligeable auprès des autorités de l’État.

 

. Le troisième point de compréhension est à chercher auprès de ce que l’on pourrait appeler « la demande sociale d’intervention ». Cette demande sociale s’exprime de la part de l’École, mais aussi de l’ensemble du champ des professions de l’accompagnement social et éducatif en lien avec la précarité et/ou des comportements sociaux jugés inadéquats. Dans ces secteurs, les situations non résolues par les approches éducatives et institutionnelles classiques s’accumulent : par exemple au sein de l’École la perception de la dégradation du climat scolaire. Dans cette perspective, les approches par CPS entrent en écho avec des demandes des professionnels de ces secteurs en proposant une réponse portant, pour les publics concernés, sur le renforcement de l’estime de soi, la maîtrise des émotions ou la capacité à coopérer en groupe. Lisible, structurée, transférable aisément, et valorisante rapidement pour les professionnels qui peuvent constater des effets immédiats sur le climat scolaire dans le cours même des actions menées, ce type de réponse rencontre un écho particulièrement favorable. Les CPS apparaissent alors en quelque sorte comme « le dernier langage du social »[12], c’est à dire comme un outillage devant permettre une réponse là où les organisations et institutions semblent impuissantes.

 

. Enfin, un quatrième point de compréhension pourrait être situé au niveau des acteurs de la promotion de la santé eux-mêmes, qu’ils soient intervenants experts (par exemple issus du réseau des IREPS) ou bien enseignants et encadrants dans les structures accueillant les interventions sur les CPS. Indépendamment des concepts et de leurs résultats, les approches par CPS semblent susceptibles de réinjecter du sens aux pratiques professionnelles là où elles sont particulièrement mises en question, soit par des logiques institutionnelles et d’organisation du travail dans une optique gestionnaire, soit par une confrontation à des situations humaines auxquelles ni les pratiques habituelles ni les institutions existantes ne peuvent répondre. Le succès des CPS pourrait ainsi être perçu comme un marqueur des « troubles de l’identité » des professionnels des éducations en santé. En s’emparant de ces approches ils ont pu affirmer leur autonomie par rapport au discours de l’institution médicale qui dominait auparavant dans l’éducation en santé, mais ils y trouvent peut être aussi de quoi se réassurer en tant que praticiens. La proximité relationnelle avec les publics qu’engage le travail sur les registres émotionnels et intimes issus des CPS participe à construire le sentiment d’utilité sociale. Et, dans le milieu enseignant confronté au sentiment d’impuissance face à l’émergence des comportements scolaires inadaptés, l’intérêt porté aux CPS pourrait s’interpréter comme une possibilité de retrouver du sens au travail éducatif. Dans cette veine, les approches par CPS seraient en quelque sorte « auto-thérapeutiques » aussi bien pour les acteurs des structures qui les accueillent que pour les éducateurs en santé eux-mêmes.

 

Par ailleurs et pour ces mêmes acteurs, on ne peut passer sous silence ce que l’on pourrait appeler un effet d’aubaine. Logiquement, les lignes de financements publics soutiennent l’activité des structures d’éducation pour la santé, avec, pour les acteurs, peu de temps pour assurer la réflexivité des pratiques et l’engagement critique. La priorité est à agir, tout en inscrivant les activités au sein de financement fléchés, porteurs et pérennes, c’est-à-dire sur des pas de temps permettant de la visibilité et l’investissement des équipes, à la fois en termes de formation et d’innovation, d’implication auprès des demandeurs dans des accompagnements longs et souvent chronophages, et dans des logiques de transferts de compétences sur le temps long.

Les financements fléchés sur les programmes de renforcement des CPS ont assurément représenté une aubaine pour les acteurs du champ de l’éducation pour la santé, bénéficiant ainsi de financement lisibles sur plusieurs années et compensant par ailleurs des pertes de financements sur d’autres thématiques et/ou dispositifs, par exemple en lien avec les addictions, le VIH. Si l’on ne peut réduire le positionnement des acteurs à cet effet d’aubaine financier, il participe assurément de l’investissement des équipes et du positionnement des organisations.

Un succès et des questions

En raison même du succès de leur développement, et alors que les programmes élaborés et mis en place sur le terrain semblent arriver à une certaine maturité, des questions se posent aux acteurs, autant sur les ressorts théoriques des CPS que sur des axes liés à la pratique professionnelle.

 

Ainsi, le développement rapide en France des programmes d’éducation pour la santé portant sur les CPS invite à questionner son positionnement du point de vue des sciences sociales. La notion de CPS (fil santé N°8), emprunte à la fois aux sciences de l’éducation, à la psychosociologie, à la psychologie humaniste, au cognitivo-comportementalisme. La définition des CPS fait aussi explicitement référence à la pensée positive dont les bases scientifiques contestées, suscitent de fortes oppositions académiques. Ces emprunts composites fragilisent le  concept même de CPS, considéré comme appartenant plus au champ professionnel que scientifique. Il fait débat aussi bien chez les professionnels de santé que chez les enseignants[13] car « il n’est pas aisé de définir comme objet d’apprentissage ce qui est généralement conçu comme des qualités humaines“[14]. Une des questions majeures à venir pour les approches par CPS semble résider dans la faculté des professionnels à clarifier l’étaye théorique au-delà de la simple et réductrice approche épidémiologique, tout en capitalisant les savoir-faire pratiques issus du terrain.

 

Par ailleurs, malgré l’affichage d’une prise de distance avec une vision normative de la santé, et d’un objectif d’autonomisation des individus, l’ambition des interventions sur les CPS est bien de réformer les conduites individuelles à risque en invitant les personnes concernées à se gouverner elles-mêmes selon les normes sociales en vigueur. Cette visée s’expose au risque de normalisation des existences qu’Ivan Illich a autrefois dénoncé[15]. Elle donne aussi prise à la critique du biopouvoir tel qu’il a été décrit en son temps par Michel Foucault ou plus récemment par J.B. Paturet et P. Lecorps[16]. La question posée ici semble bien celle de la capacité des acteurs à valoriser, au sein même des dynamiques éducatives, les empowerment (ou empouvoirement) collectifs et d’emprise sur les milieux de vie.

 

D’autre part, la réduction des inégalités sociales de santé (ISS) est au premier plan des objectifs affichés pour la promotion de la santé, et les interventions sur les CPS y font souvent référence. Mais elles encourent le risque de considérer les inégalités comme caractéristique singulière des personnes concernées, sous estimant les contraintes sociales auxquelles elles sont soumises de même que le poids des déterminants environnementaux de la santé. Les CPS sont alors interrogées par la notion de « capabilité » introduite par Amartya Sen[17] selon qui l’égalité à considérer n’est pas celle des possibilités théoriques portées par chaque individu, mais celle des capacités réelles de réalisation de leurs choix, relevant du sentiment de « pouvoir » des individus mais aussi –et surtout- de la manière dont les milieux de vie permettent, pour tous, la réalisation de ces choix.

Enfin, le faible nombre de publications sur les pratiques éducatives s’appuyant sur les CPS interroge, alors même que des programmes se déroulent dans chaque région et dans l’ensemble des milieux professionnels, et que la demande de données probantes, de production de connaissance, d’évaluation de processus, et de retours d’expériences, est forte. Une des questions qui se posent est alors celle des moyens alloués à ces formalisations de l’expérience et de l’investissement des professionnels sur ce terrain. En outre, la question est posée de la mise en commun des expériences au niveau national, dans l’optique de conforter une démarche de politique publique.

Conclusion

Les raisons d’un succès sont difficiles parfois à expliciter et répondent à des logiques multiples, aussi visibles que sous-jacentes. Ce succès, faisant du renforcement des CPS un objectif majeur de Santé Publique, rend d’autant plus nécessaire les retours d’expériences, les évaluations de résultats à long terme et les recherches sur les méthodes. Il semble important de croiser les regards sur les approches par CPS et d’ouvrir des espaces de débat sur la qualité des interventions et sur le sens soutenu par les finalités des éducations en santé : celui de l’émancipation et de l’autonomisation des individus dans des sociétés complexes et aux injonctions normatives contradictoires.

 

Mais, au-delà de leur succès auprès des professionnels de la promotion de la santé, il est possible de porter sur le vocable abscons de CPS un regard profane et de rapprocher celles-ci de l’éducation à un savoir-être, à un savoir-vivre en commun, à une aisance sociale, tâche traditionnellement dévolue à la famille et aujourd’hui confiée aux institutions ou « accaparé » par la Santé Publique. De même, on l’a vu dans le premier volet, ces approches d’éducation « moraliste » sont historiquement récurrentes, tout spécifiquement  en situation de crise. Et s’il ne s’agissait que d’un retour à l’Histoire, ou pour le dire autrement et pour lancer le débat, que d’une structuration « par projet » des anciennes pratiques d’éducation à la volonté ?

 

Voilà ainsi de nombreux débats à tenir et à venir dans le champ de la Promotion de la Santé. Gageons qu’ils auront lieu, tant ils sont la marque de la vitalité d’une discipline ou d’un champ de pratiques professionnelles.

En effet, si la promotion de la santé appuyée sur les CPS n’en reste pas moins une vraie démarche d’éducation en santé en rupture avec une vision médicale et paternaliste qui l’a longtemps imprégné, les nécessaires débats dont elles font l’objet ne peuvent que faire progresser la réflexion de chacun des acteurs sur les notions d’éducation et de prévention dans une société contemporaine fragilisée.


[1]M. Jaeger « Du principe de responsabilité au processus de responsabilisation », Vie sociale, vol. 3, no. 3, 2009, pp. 71-81.

[2]D. Martucelli, Grammaires de l‘individu, Ed. Gallimard, Coll. Folio Essais n°407, 2002.

[3]Erhenberg A. La fatigue d'être soi, Dépression et société, Ed. Odile Jacob, 1998.

[4] V. De Gaulejac, S. Roy (dir.) Sociologies cliniques, Ed. EPI, 1993.

[5]Luca Paltrinieri et Massimiliano Nicoli, « Du management de soi à l'investissement sur soi.  », Terrains/Théories [En ligne], 6 | 2017.

[6] A. Abelhauser, R. Gori,, M.J. Sauret, La folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude, Ed. Milles et une nuit, 2011.

[7] E. Illouz, Les marchandises émotionnelles, Ed. Premier Parallèle, 2019.

[8] E.Cabanas, E.Illouz Hapycratie, Ed. Premier Parallèle, 2018

[9]V. De Gaulejac, la société malade de sa gestion, idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement moral, Ed. Seuil, 2005.

[10] D'Ivernois JF, Gagnayre R., Les programmes structurés d’éducation thérapeutique,  Actualités et Dossier en Santé publique, n°66, P.33-34.

[11]L’Evidence Based (Médecine, Politique ou de Décision) repose sur le principe d’étayer les pratiques à la fois sur les régimes de preuves scientifiques publiées, mais aussi sur les expertises expérientielles et les savoirs profanes, ce dernier aspect étant souvent passé sous silence au profit du seul régime de « preuve scientifique ». Les savoirs relevant de l’expérience sont encore considérés comme des « savoirs sans consistance ». Pour en savoir davantage : C. Laurent, J.Baudry, M. Berriet-Solliec  et al., « Pourquoi s'intéresser à la notion d' « evidence-based policy » ? », Revue Tiers Monde, 2009/4 (n° 200), p. 853-873.

[12] D.Fassin (sous la dir. De), Les figures urbaines de la santé publique, Enquête sur des expériences locales, Ed. La Découverte, 1998.

[13] F. Arbois-Calas, Former les enseignants aux compétences psychosociales, La santé en action, n°431, pp. 20-22.

[14]P. Hébrard, « L'humanité comme compétence ? Une zone d'ombre dans la professionnalisation aux métiers de l'interaction avec autrui », Les Sciences de l'éducation - Pour l'Ère nouvelle, vol. 44, no. 2, 2011, pp. 103-121.

[15] I. Illitch, La Némésis médicale, L’expropriation de la santé, Ed. Seuil, 1975

[16] P. Lecorps, J.B. Paturet, Du bio-pouvoir à la démocratie, Ed. ENSP, 2000

[17] M.C. Nussbaum, Capabilités, Comment créer les conditions d’un monde plus juste, Ed. Climat, 2012.


Patrick Berry et Jean-Paul Canevet - Juillet 2019, LA SANTE A VOIX HAUTE.


Commentaires: 1
  • #1

    LUCAS Gérard (mardi, 02 juillet 2019 19:07)

    Merci pour cette contribution fort élaborée qui me fait découvrir une approche par les CPS qui ne m'est pas coutumière.
    Cette première lecture suscite chez moi trois réflexions ou questionnements :
    L'évaluation des impacts de ces pratiques de promotion de la santé par l"Evaluation Based Pratique (je ne connaissais que l'EB Médecine !) mérite d'être développée, à partir des facteurs complexes et composites que vous évoquez.
    L'acculturation sur la santé est aussi le résultat de l'accès et de la diffusion des connaissances tant par les moyens numériques que par l'amélioration des informations par les professionnels de santé. Mais je me pose aussi la question de la part des compétences psycho-sociales dans l'appropriation de ces connaissances par une population (" société"). Est-ce un effet catalyseur positif à partir des échanges sociaux améliorés ou peut-il y avoir des individualisations enfermantes ésotériques voire obscurantistes ? et comment départager les deux ?
    A partir de votre analyse qui m'impressionne, je ne perçois pas d'orientation stratégique explicite, mais peut être que je sais mal lire...
    cordialement