Un récit de l'élaboration d'un projet territorial de santé mentale en Seine-Saint-Denis

Depuis quatre ans, les professionnels de santé mentale sont chargés d’élaborer, dans chaque département, un Projet territorial en santé mentale, visant à améliorer le parcours de soins des patients. Dans sa thèse de psychiatrie soutenue fin 2021, Jalal Charron décrit le processus d’élaboration du PTSM du département de Seine-Saint-Denis.

Postes vacants dans les hôpitaux publics, encadrement juridique des mesures de contention sans cesse remis en cause, conditions d’accueil dans certaines unités de soins régulièrement dénoncées, faible attirance de la spécialité, délais d’attente insoutenables pour les patients... la psychiatrie n’en finit pas de mettre en image ses dysfonctionnements internes, des années de restrictions budgétaires faisant peser sur les équipes hospitalières une charge très lourde. 

Projets territoriaux en santé mentale : un instrument innovant

Depuis quatre ans, les équipes de santé mentale sont engagées dans un processus de transformation dynamique, appelé « Projet territorial de santé mentale » (PTSM). « Un projet territorial de santé mentale, dont l'objet est l'amélioration continue de l'accès des personnes concernées à des parcours de santé et de vie de qualité, sécurisés et sans rupture, est élaboré et mis en œuvre à l'initiative des professionnels et établissements travaillant dans le champ de la santé mentale… » (article L3221-2.1, loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé).

Le travail de recherche mené par Jalal Charron pendant un an visait à analyser la manière dont, sur le terrain, la mobilisation collective autour du PTSM a contribué à transformer l’organisation de la psychiatrie et de la santé mentale. Sur le plan méthodologique, le jeune interne s’est appuyé sur les concepts de la « sociologie interactionniste », qui étudie les systèmes sociaux non comme des entités préexistantes déterminant l’action humaine, mais comme le produit de rencontres, de négociations, de conflits, de processus de connaissance et d’apprentissage permanents entre les individus.

La Seine-Saint-Denis, cadre de l'analyse

« Dans le domaine des politiques de santé, la notion de territoire est plurielle », indique Jalal Charron. « De multiples territoires se superposent, s’imbriquent ou s’entrecroisent : territoires de santé ou de démocratie sanitaire issus du découpage des territoires d’action des agences régionales de santé, secteurs psychiatriques dont l’enjeu est la mise à disposition d’une offre de soins psychiatriques de proximité, territoires des collectivités territoriales, etc.

Le territoire des PTSM vient s’ajouter à cet ensemble. Au plan national, les acteurs de santé mentale ont choisi, dans la plupart des cas, le territoire « départemental » pour construire leur Projet territorial. Ce choix s’inscrit dans la continuité des lois d’organisation de la psychiatrie (de 1838 avec la création des asiles jusqu’à la circulaire de 1960 de sectorisation psychiatrique).

 

Le département de Seine-Saint-Denis a été choisi comme cadre de cette analyse. Dans le département le plus pauvre de France métropolitaine, le rapport d’information parlementaire « sur l’évaluation de l’action de l’État dans l’exercice de ses missions régaliennes en Seine-Saint-Denis » a mis en évidence l’échec des politiques publiques prioritaires visant à rééquilibrer les difficultés sociales de ce département. Répartie entre les 40 communes que compte le département, la population séquano-dionysienne (1,6 million habitants) est jeune. La part des moins de vingt-cinq ans était en 2015 la plus élevée de France métropolitaine (36 % de la population contre 30 % en moyenne en France), et le département accueille une forte proportion d’immigrés.

La Seine-Saint-Denis est un département où les difficultés socio-économiques majeures des habitants se conjuguent à l’insuffisance de l’offre de soins et d’accompagnement en santé, met en évidence J. Charron. Mais « Au cours des entretiens, plusieurs enquêtés ont rapporté qu’il existait une dimension militante forte chez les acteurs de la santé mentale de Seine-Saint-Denis. En effet, les professionnels qui exercent sur ce territoire sont motivés par des convictions politiques et sociales et un sens de la mission qui expliquent qu’ils s’engagent dans de nombreuses initiatives qui dépassent souvent le cadre de leur mandat… Les acteurs justifient leur engagement comme une réponse aux difficultés du département ». Cet engagement pousse les acteurs à prendre des initiatives et à se saisir très rapidement des instruments proposés par l’Etat ou l’ARS.

Première tâche : constituer un collectif d'acteurs

Travailler dans le champ de la psychiatrie, c’est accepter de se confronter à une grande complexité. Selon J. Charron, le champ de la psychiatrie est « fragmenté » :

·        selon l’âge des patients (psychiatrie infanto-juvénile, psychiatrie adulte, émergence du champ de la gérontopsychiatrie, développement de structures pour adolescents ou jeunes adultes),

·        selon la manière d’expliquer et prendre en charge les troubles mentaux (psychanalyse, approche comportementaliste, orientation neurobiologique, etc.),

·        selon le lieu et le mode d’exercice (services intersectoriels ou services de secteur, service universitaire ou non, psychiatrie publique, cliniques privées, et psychiatrie libérale),

·        selon la pathologie avec l’émergence de filières spécialisées (autisme, addictions, centres experts dans la schizophrénie ou les troubles de l’humeur…).

Les soins psychiatriques s’inscrivent pour beaucoup de personnes dans la durée, et l’organisation de la santé mentale implique un grand nombre d’acteurs professionnels et non professionnels, bien au-delà de la psychiatrie : acteurs de l’hébergement et du logement, acteurs de l’insertion, services sociaux, acteurs de la justice, Éducation nationale, acteurs du handicap, familles et proches, etc. qui peuvent tous être impliqués à un moment ou à un autre dans le parcours de soins et de vie des patients.

 

La Seine-Saint-Denis dispose d'une communauté psychiatrique de territoire

L'élaboration du PTSM nécessite au préalable un inventaire des acteurs de santé mentale du territoire. L’organisation territoriale en Seine-Saint-Denis a bénéficié d’un avantage, à savoir la constitution au préalable d’une Communauté psychiatrique de territoire. Cette instance (non obligatoire) a pour but de fédérer « les acteurs de la psychiatrie et de la santé mentale qui la composent pour offrir aux patients des parcours de prévention, de soins, de réadaptation et de réinsertion sociale coordonnés et sans rupture ». La CPT de Seine-Saint-Denis avait déjà mené un travail de réflexion sur les priorités de santé du territoire, qui a servi de base au travail sur le PTSM.

Pour mener un tel projet, la CPT de Seine-Saint-Denis s’est également appuyée sur un coordonnateur, un médecin de santé publique employé par le principal établissement psychiatrique du département, l’hôpital de Ville-Évrard. « Pour beaucoup d’acteurs interrogés, la coordinatrice a eu un rôle extrêmement important dans la mise en lien des acteurs sur le territoire. Son rôle de coordinatrice, sa personnalité et son accessibilité lui ont permis d’occuper un positionnement central au sein des acteurs de la santé mentale du département ».

La difficile mobilisation des données

En préalable au PTSM, le diagnostic de territoire a nécessité un important travail de collecte de données quantitatives et qualitatives afin de construire une cartographie du territoire en termes d’offre, de ressources, de besoins, et de problèmes. L’équipe de coordination rapporte que cette étape a été pénible, longue et difficile. Selon les propos rapportés par J. Charron, les membres du CPT « considèrent que la mise à disposition de données par la délégation territoriale de l’ARS a été très insuffisante, ce qui a généré une incompréhension et une frustration importante. Pour les acteurs, ces données auraient dû leur être fournies par l’ARS. Ils considèrent qu’ils ont produit un travail qui n’aurait pas dû être le leur ».

Construction du PTSM

Comme le précisent les textes officiels, les propositions du PTSM ont pour objet de remédier aux « insuffisances dans l'offre de prévention et de services sanitaires, sociaux et médico-sociaux et dans l'accessibilité, la coordination et la continuité de ces services » identifiés dans le diagnostic territorial partagé afin d’améliorer l’accès « des personnes concernées à des parcours de santé et de vie de qualité, sécurisés et sans rupture ». 

La coordinatrice du PTSM rapporte qu’à l’issue de la phase de diagnostic, une soixantaine de feuilles de route était envisageable au vu de l’ensemble des pistes d’action proposées par les acteurs. Douze d’entre elles ont été sélectionnées par les acteurs eux-mêmes qui ont donc été amenés à sélectionner et prioriser des actions. « Le document final est un objet composite qui répond en partie aux ambitions des gouvernants, mais reflète également les intérêts des acteurs ayant participé ». Ainsi, les participants semblent avoir en partie respectées les priorités du décret encadrant le PTSM, notamment lorsqu’elles se conjuguaient avec leurs intérêts, c’est-à-dire, lorsqu’elles correspondaient à des difficultés identifiées sur le territoire ou à des projets en cours d’élaboration.

Contrairement à la vision développée dans le rapport Laforcade, les acteurs n’ont pas défini un « panier de soin » minimum accessible à tous sur le territoire. Par ailleurs, la sectorisation des activités psychiatriques n’a pas fait l’objet d’une discussion spécifique au cours du PTSM. 

De nombreux effets bénéfiques

Tout en soulignant les limites méthodologiques de sa recherche, J. Charron a cherché à identifier les effets du PTSM sur l’organisation des soins en santé mentale. Il juge ainsi que « Le PTSM a été un « moyen d’interconnaissance entre les acteurs de la santé mentale du territoire y ayant participé… Les rencontres et le renforcement des liens opérés à travers la démarche ont facilité les échanges ultérieurs, qu’il s’agisse d’échanges d’information ou de services ».

De la même façon, « le PTSM, en réunissant des acteurs de la santé mentale du territoire, issus de professions et d’institutions diverses, a pu être un espace de confrontation et de circulation des idées. Dans plusieurs groupes, le choix des mots utilisés ainsi qu’un travail de définition conjointe a constitué la première étape des discussions… Ainsi, dans le groupe réhabilitation, les échanges sur les définitions de la réhabilitation et du rétablissement ont permis d’aboutir à une définition partagée et d’inscrire la discussion subséquente dans ce cadre commun… Parfois, le désaccord est né de la confrontation d’approches théoriques divergentes, reflet des divergences théoriques traversant le champ de la psychiatrie ».

 

Un nouveau cadre de référence pour les différents acteurs de la santé mentale

De manière générale, « les acteurs de la santé mentale du territoire élaborent et mettent en œuvre un grand nombre de projets, d’échelles et de natures variables. En mettant en mouvement une partie du monde social, l’élaboration du PTSM a permis à certains des acteurs de la santé mentale du territoire de faire progresser des projets existants ou d’en initier de nouveaux » est-il souligné. Côté financeur, le PTSM est devenu un nouveau cadre de référence pour l’organisation des soins sur le territoire, tout projet financé devant s’y référer.

Mais aussi des logiques antagonistes

Dans un paysage aussi centralisé que le nôtre, l’arrivée d’un nouvel instrument d’action publique décentralisé comme le PTSM est, en soi, une « petite révolution ». Par « opposition » au Projet Régional de Santé (PRS) de l’ARS, qui régule les activités de santé de l’ensemble des activités de soins sous l’autorité de l’ARS, l’initiative et l’élaboration du Projet territorial appartiennent en principe aux acteurs du territoire qui identifient eux-mêmes leurs besoins et les solutions adaptées.

Mais la parution, dans le même tempo, d’un autre instrument d’action publique, le Fonds d’innovation organisationnelle (FIO) montre que les vieux réflexes centralisateurs sont toujours présents. Le 24 janvier 2019, à l’occasion du congrès de l’Encéphale (principal collectif d’échanges des psychiatres), la ministre de la santé, Agnès Buzyn, a annoncé la mobilisation de 40 millions € supplémentaires pour la psychiatrie pour l’année 2019, en réponse au mouvement social de grande ampleur qui a traversé la psychiatrie en 2018-2019. Parmi cette enveloppe, 10 millions étaient destinés à alimenter un fond d’innovation organisationnelle en psychiatrie (FIO) auquel les acteurs de la psychiatrie pouvaient soumettre leurs projets (ce fonds a été reconduit et augmenté d’année en année).

JC cite alors Renaud Epstein, sociologue, qui a analysé les effets des appels à projet dans les champs des politiques urbaines. « L’utilisation de l’instrument appel à projet opère une rupture avec les modes d’action publique que constituent le plan ou le projet car ce nouveau dispositif met en place un système concurrentiel entre acteurs locaux dans l’accès aux ressources nationales. « Ce-faisant, il contraint des acteurs – qui s’engagent librement à produire une réponse - à adopter les objectifs définis par l’administration centrale, au risque de ne pas être sélectionné … l’appel à projet constitue un instrument permettant à l’Etat de gouverner à distance et participe d’un mouvement de centralisation de l’action publique, les services déconcentrés de l’Etat étant « court-circuités ». L’Etat utilise ainsi une pluralité d’instruments d’action publique dont les logiques ne convergent pas forcément, mettant les acteurs face à des logiques parfois contradictoires (coopérer/être mis en concurrence).

 

Quelles convergence entre les différents cadres d'action ?

Le texte de loi qui a instauré le PTSM n’a pas défini quelle était la place du PTSM par rapport au Projet régional de santé et au Fonds d’innovation organisationnel. Pourquoi maintenir trois instruments d’action publique différents à l’échelle des mêmes territoires ?

Une première réponse, toute théorique, a été apportée à l’occasion de la publication du rapport Chauvin de refondation de la santé publique. La Proposition 13 vise à « Créer un système de santé publique territorial simplifié et disposant d’une force d’intervention sur le terrain, en associant l’ensemble des acteurs locaux dont les collectivités territoriales ». Le Projet régional de santé devient une feuille de route stratégique, et des Pactes territoriaux de santé sont mis en œuvre dans les territoires, sous la responsabilité des ARS.

La thèse de J. Charron interroge la place de l’ARS tout au long de l’élaboration du PTSM. En effet, « les acteurs ont eu le sentiment que les représentants de l’ARS n’ont pas été suffisamment présents et qu’ils n’ont pas joué le rôle qu’ils auraient dû jouer. » Cette attitude apparait surprenante. Pour une fois que la loi donne aux acteurs de terrain une large autonomie, ceux-ci se sentent « abandonnés » par leur autorité de « tutelle ». Cette posture vis-à-vis de l’ARS est-elle propre à la Seine-Saint-Denis ? Faut-il y voir une conséquence du passé militant de nombreux acteurs qui vivent dans un département qui a souvent été délaissé par l’Etat ?

Poursuivre le récit

Le récit sur les PTSM ne s’arrête pas là, car les acteurs de santé mentale sont entrés dans une nouvelle phase de contractualisation avec les ARS. Ils peuvent ainsi mesurer les suites concrètes données aux travaux qui les ont mobilisés pendant plusieurs mois. Les interrogations ne manquent pas sur l’avenir d’une telle démarche, qui renouvelle en profondeur la nature des relations entre les acteurs de santé et leur organisme de « tutelle », l’ARS. Mais, quand il sera renouvelé, le PTSM sera-t-il reconduit à l’identique, avec les mêmes méthodes de travail que lors de la première version, quasi expérimentale ?


Mise en œuvre des Projets Territoriaux de Santé Mentale et du Fond d’innovation organisationnelle en psychiatrie. Enjeux nationaux et effets locaux, l’exemple de la Seine-Saint-Denis. Thèse dirigée par M. Nicolas Henckes.

Auteur, Jalal Charron, interne en psychiatrie.

Jury de thèse présidé par le Pr Franck Bellivier, délégué ministériel à la santé mentale

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ANNEXES

·        Henckes Nicolas est sociologue et chargé de recherche CNRS, rattaché au Centre de Recherche, Médecine, Sciences, Santé mentale, Société (Cermes3).

·        ANAP, agence nationale d’accompagnement à la performance. En 2013, l’ANAP a pris le relai de la Mission nationale d'appui en santé mentale (MNASM) (1993 – 2013) en intégrant à son programme de travail le domaine de la psychiatrie et de la santé mentale.

·        Au plan national, à quelques exceptions près, la quasi-totalité des PTSM ont été élaborés à l’échelon départemental. À noter l’élaboration du PTSM autour de l’agglomération du Havre, et pour la zone Rouen/département de l’Eure. La liste (incomplète) des PTSM peut être consultée au plan national. Y manquent notamment les projets des régions « Centre, Val de Loire », Occitanie, Corse et Guyane. En Nouvelle Aquitaine, ne figurent que 8 projets territoriaux pour 12 départements.

·        Les postes d’animateur sont financés par l’ARS pour le temps de l’élaboration du PTSM. Dans d’autres départements, l’animation a été confiée à un cabinet de conseil.

·        Communauté psychiatrique de territoire : Article D6136-1 du code de la santé publique

 

MÉTHODOLOGIE

Ce travail de recherche s’inscrit dans la perspective de la sociologie interactionniste et s’appuie plus particulièrement sur la notion d’ordre négocié développée par Anselm Strauss. S’opposant à un paradigme déterministe, la sociologie interactionniste étudie les systèmes sociaux non comme des entités préexistantes déterminant l’action humaine, mais comme le produit de rencontres, de négociations, de conflits, de processus de connaissance et d’apprentissage permanents entre les individus. Les êtres humains sont perçus « comme réflexifs, créatifs et actifs et non pas comme des objets passifs soumis à des forces sociales sur lesquelles ils n’auraient pas de contrôle ».

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