Crise des EHPAD

Y-a-t-il un pilote dans l'avion ?

Depuis plusieurs mois, les personnels des maisons de retraite se mobilisent  pour leurs conditions de travail. Les fonds alloués par les Agences régionales de santé aux EHPAD ont pourtant doublé en 10 ans. Derrière cette crise, se cache une mutation en profondeur, liée à l’évolution du profil des résidents, de plus en plus dépendants. Le conflit actuel interroge aussi le pilotage de ce secteur, et notamment le partage des responsabilités entre les Conseils départementaux et les ARS.

Les reportages se multiplient à propos des conditions de travail difficiles des personnels d’EHPAD. Syndicalistes, journalistes, responsables politiques ou professionnels soulignent à l’unisson les carences de l’Etat dans ce domaine, entretenant l’idée que les politiques publiques négligent les aînés. Or, selon la Caisse nationale de solidarité et d’autonomie (CNSA) en charge du pilotage national de ce secteur, le budget alloué aux soins aux personnes âgées en perte d’autonomie a doublé entre 2006 et 2017. Au sein des dépenses de santé, le secteur du handicap et de la perte d’autonomie est celui dont les moyens ont le plus progressé depuis 15 ans, avec un taux de croissance double de celui des autres dépenses (établissements de santé, secteur libéral). Cela s’est traduit par de nombreuses créations d’emploi, liées à l’ouverture de nouvelles maisons de retraite (+ 32 000 places entre 2011 et 2015) et à la modernisation d’établissements anciens.

 

D’une vocation résidentielle, les EHPAD sont passés à une fonction médico-sociale

Les EHPAD vivent depuis le début des années 2000 une mutation majeure, l’effectif des 85 ans et plus ayant doublé entre 2004 (1 million) et 2016 (2 millions). Les politiques publiques ont cherché à transformer la majorité des maisons de retraite, à vocation résidentielle ou sociale pour une majorité de personnes autonomes, en établissements d’hébergement et de soins pour des personnes en perte d’autonomie. La crise actuelle est le révélateur de cette transformation.

Dans le jargon administratif, les maisons de retraite sont devenues des EHPAD – établissement d’hébergement de personnes âgées dépendantes, terme maintenant familier du grand public. Un EHPAD est considéré comme un établissement « médico-social ». Sous ce terme, se cache l’ambiguïté d’un statut qui appartient à la fois à la sphère sociale et à celle du soin. Autour de cette dualité se jouent de nombreux enjeux économiques (budgets soins/dépendance), politiques (ARS/Conseil Départemental), et aussi professionnels et conceptuels sur le soin aux plus âgés. Car, un EHPAD, ce n’est pas un hôpital, c’est d’abord un lieu de vie pour des personnes dont il faut prendre soin, par une organisation quotidienne respectueuse de leur liberté de choix et de leur degré d’autonomie.

Malgré les nombreux recrutements, cette mutation a bouleversé en profondeur l’équilibre interne des établissements. En septembre 2016, la direction du Ministère de la santé en charge des statistiques (DREES), a publié un document prémonitoire, qui permet de comprendre les ressorts de la crise actuelle (voir ci-dessous).

 

Premier constat, ces emplois, essentiellement féminins, représentent une forte charge physique et psychique. Selon la CARSAT, c’est un des secteurs qui connait des taux d’accidents du travail ou de maladies professionnelles les plus élevés. Aider une personne très dépendante à se lever, à aller au fauteuil, à se rendre à la salle à manger, aux toilettes ou à la douche… sont des tâches techniques qui nécessitent des qualités physiques et un apprentissage, si l’on veut échapper aux risques professionnels. La charge mentale y est importante également : le maintien d’une distance appropriée est un exercice difficile pour le personnel qui noue des liens dans la fréquentation quotidienne de personnes vulnérables dont un quart d’entre elles meurt dans l’année. Et le sentiment de ne pas en faire assez par manque de moyens impacte la conscience professionnelle des salariés.

 

En second lieu, la transformation des conditions de travail est au premier plan de leurs préoccupations. Aujourd’hui, environ la moitié des résidents appartient aux deux niveaux de dépendance les plus élevés (GIR1 et GIR2), avec, dans de nombreux cas des problèmes cognitifs sévères. Ce que les salariés appellent les tâches sanitaires (principalement les toilettes) prend dorénavant le pas sur la fonction relationnelle, notamment quand il y a déficit de personnel. Même si, dans de nombreux établissements, des formations sont organisées pour tenir compte de ces évolutions.

 

Les conflits font aussi partie du quotidien. L’enquête de la DREES évoque le syndrome de la « sonnette », quand des résidents sollicitent les agents à répétition pour des raisons jugées futiles. Des situations de maltraitance envers les résidents sont parfois rapportées par la presse. Les violences de la part des résidents existent aussi, sans avoir le même succès médiatique. Le point de vue des familles évolue également : elles seraient plus exigeantes aujourd’hui, tout en étant plus éloignées de leurs parents et de la réalité du quotidien de l’EHPAD.

 

Un EHPAD est un collectif de travail, dans lequel des mécanismes de solidarité interviennent pour pallier à ces difficultés. L’encadrement de proximité y joue un rôle essentiel, face à des équipes aux qualifications disparates. L’équilibre interne peut facilement être remis en question par l’arrivée d’un nouveau résident fortement perturbateur, ou par des arrêts maladie impactant les plannings des équipes. Comme le montre l’étude, malgré ces difficultés, les professionnels restent le plus souvent fortement engagés dans leur travail, tant professionnellement que personnellement.

 

L’organisation des soins médicaux est aussi un facteur de difficultés. Dans un EHPAD, le résident est suivi par son médecin traitant. Mais il faut concilier contraintes de la vie collective et suivi médical individuel par ce praticien. Chaque EHPAD doit, de plus, employer un médecin coordonnateur, une ou deux demi-journées par semaine, pour porter le projet de soins de l’établissement et coordonner les équipes soignantes. Une tâche difficile, sachant que, dans un établissement de 80 lits, plusieurs dizaines de médecins traitants différents peuvent intervenir, avec des pratiques professionnelles souvent diversifiées, certains d’entre eux n’étant pas en mesure d’assurer la continuité des soins (congés…). L’EHPAD se tourne alors… vers les urgences hospitalières ou SOS médecins, implanté essentiellement en milieu urbain.

 

La tarification a trois composantes

Cette mutation a été accompagnée par le système de tarification instauré au début des années 2000. Le financement d’un séjour en EHPAD a trois composantes : par ordre d’importance, les dépenses dites d’hébergement (à la charge du résident, voire du Conseil Départemental au titre de l’aide sociale), de soins (décidées par l’ARS), et celles liées à la dépendance (à la charge du résident et du Conseil Départemental). En matière de soins, le « reste à charge » est relativement faible globalement en France. En revanche, dans les EHPAD, les résidents supportent plus de la moitié des dépenses (dépenses d’hébergement et partiellement de dépendance).

Le tarif mensuel médian d’hébergement en EHPAD est voisin de 2 000 € en 2016 (CNSA). Il est nettement plus élevé dans les zones urbaines ; 3 154 € à Paris et dans les Hauts-de-Seine contre moins de 1 700 € dans la Meuse ou en Vendée. Si les résidents ne peuvent pas supporter ces dépenses, celles-ci peuvent être prises en charge au titre de l’Aide sociale, par le Conseil Départemental,qui met en oeuvre l’obligation alimentaire prévue par le code civil sur la base d’un barème départemental, et qui, au décès des bénéficiaires, procède à des récupérations sur les successions. 

Les résidents supportent également une partie du coût de la dépendance. Ceux qui ont un revenu inférieur à 2447 € par mois (2018) paient un tarif forfaitaire mensuel autour de 150 €. Si leur revenu est supérieur, leur participation varie de 300 à 500 € par mois, selon leur niveau de dépendance. Le reste est pris en charge par l’Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA), financée par le Conseil départemental.

Reste le budget soins (environ 30 % des dépenses), alloué directement par l’Assurance Maladie à l’EHPAD. Il dépend du niveau moyen de dépendance des résidents (GIR) et de leurs besoins de soins techniques (PATHOS). L’essentiel de ce budget couvre les postes d’aide-soignant, d’infirmier, de médecin coordonnateur, de certains médicaments. Dans certains EHPAD, elle couvre aussi les soins courants délivrés par les généralistes et les paramédicaux.

 

Une des causes du conflit actuel tient à la volonté des pouvoirs publics d’harmoniser le système de tarification entre établissements, réforme engagée par le précédent gouvernement. La tarification n’est plus effectuée sur la base des dépenses constatées mais selon le niveau de dépendance et de besoins de soins des résidents, la convergence des tarifs devant s’effectuer progressivement d’ici 2022. Dans cette réforme, il y a des gagnants… mais aussi des perdants, notamment dans les établissements publics qui ont bataillé ferme pour maintenir leur niveau de ressources. Cette harmonisation est d’autant plus complexe à mettre en œuvre que les établissements dépendent d’au moins quatre conventions collectives différentes, avec une structure des emplois et des grilles de salaires fort divers : la fonction publique hospitalière, la fonction publique territoriale, la convention FEHAP (structures associatives et mutualistes), et la convention des établissements commerciaux (SYNERPA).

 

Quel partage des responsabilités au plan local ?

La sortie de crise est-elle en vue ? La solution est pourtant simple, il « suffit » d’augmenter les ressources des EHPAD comme le suggèrent de nombreux responsables syndicaux ou professionnels… Mais qui est prêt à payer plus ?

Les résidents, avec un tarif d’hébergement déjà bien au-delà des revenus moyens de la majorité des retraités ? Les Conseils départementaux déjà étranglés par l’augmentation des budgets sociaux et l’encadrement de leurs dépenses par l’Etat ? Les ARS, mais avec quelles nouvelles ressources ? La Ministre de la santé a évoqué la possibilité d’une deuxième journée de solidarité.

Sur le plan institutionnel, une clarification des responsabilités semble nécessaire, la centralisation des décisions ayant montré ses limites. La planification et la tarification des EHPAD dépendent au plan local du Conseil départemental pour le budget dépendance et les frais d’hébergement, et de l’Agence Régionale de Santé pour les soins. Chaque EHPAD transmet son budget chaque année… à la CNSA sur une plateforme numérique, à laquelle l’ARS et le Conseil départemental ont accès. Ces deux entités examinent chacune de leur côté ce budget… une source de complications administratives inutile d’autant que les critères de répartition entre ces deux budgets sont fixés de manière réglementaire. La coordination entre ces différents acteurs est d’autant plus difficile qu’ils interviennent à des niveaux géographiques différents, départemental  et régional… En Nouvelle Aquitaine, l’ARS est en relation avec 12 Conseils départementaux différents…

 

Un rapport d’experts avait préconisé en 2004 que le Conseil Départemental devienne l’interlocuteur budgétaire unique des EHPAD, plusieurs départements ayant proposé d’expérimenter ce mode d’organisation, sans succès. Un des cinq axes de la Stratégie nationale de santé est l’innovation : pourquoi ne pas remettre cette proposition à l’ordre du jour ? Mais rien n’est simple. Car, derrière les problèmes de double tarification soins/dépendance, se cache en réalité une césure profonde entre le social et le soin, deux mondes professionnels qui ont bien du mal à se coordonner sur le terrain.

Au plan national, la CNSA s’est imposée depuis sa création (2005) comme principal pilote des politiques publiques dans ce domaine. Mais les responsabilités dans ce domaine sont partagées avec d’autres directions d’administration centrale (Direction générale de la cohésion sociale, Direction générale de l’offre de soins…) Les EHPAD doivent transmettre également chaque année des indicateurs de performance à l’Agence nationale d’accompagnement à la performance (ANAP), un interlocuteur supplémentaire.

Ce conflit interroge également l’avenir des EHPAD. Ces structures ont elles vocation à accueillir essentiellement des personnes très dépendantes, à l’instar des Unités de soins de longue durée (USLD) hospitalières ? De nombreux responsables d’établissement ne souhaitent pas cette évolution et cherchent au contraire à préserver un équilibre entre des résidents relativement autonomes et des personnes ayant des besoins d’accompagnement beaucoup plus importants.

Plus généralement, la crise des EHPAD, en l’absence de véritable débat citoyen, a mis en évidence la difficulté à traiter ces questions avec sérénité : peut-être faut-il y voir un effet miroir ? Dans ce domaine, chacun est renvoyé à sa propre finitude, aux liens qui le rapprochent, ou l’éloignent de ses aînés, et au fréquent sentiment de culpabilité que connait le groupe familial quand il faut se « résoudre » à trouver une place en EHPAD.


Il n'y a pas que les EHPAD

En 2015, la France dispose de 752 000 places d’accueil en établissements d’hébergement de personnes âgées, dont 600 000 en EHPAD (80 %). Il faut y rajouter 109 000 places en logement-foyer (appelés dorénavant résidences autonomie), et 34 000 en unités de soins de longue durée (USLD). Les résidences services ne sont pas dénombrées dans ce total. L’ensemble de ces structures emploient environ 500 000 personnes, pour 430 000 équivalents temps-plein (dont 377 100 en EHPAD).

50 % des places en EHPAD dépendent du secteur public (hôpitaux, établissements publics autonomes, centres communaux d’action sociale-CCAS), 28 % du secteur associatif, et 21 % du secteur commercial.


Qui finance quoi ?

On ne dispose pas de comptes nationaux pour les EHPAD à l’instar de ce qui existe pour l’ensemble des dépenses de santé. Quelques estimations peuvent cependant être effectuées. Si l’on projette le tarif moyen journalier 2015 (59,3 €2) sur l’année et à l’ensemble des EHPAD, les dépenses d’hébergement peuvent être estimées à 13 milliards d’euros (hors USLD et logement-foyer). Ce budget est supporté par les résidents, mais aussi pour tout ou partie par le Conseil départemental, lorsque le résident relève de l’aide sociale (101 300 bénéficiaires en EHPAD en 2015). Des aides publiques sont également prévues (APL).

Les dépenses de soins financées forfaitairement atteignent 10 milliards d’euros en 2015.

Les Conseils départementaux ont consacré 4,6 Mds € aux personnes âgées en établissements en 2015 (dépenses brutes), réparties de manière équivalente entre le budget dépendance (APA) et les dépenses d’aide sociale hébergement (ASH). Au titre de l’aide sociale, le Conseil départemental procède à récupération sur succession au moment du décès.


POUR EN SAVOIR PLUS

  • « Des conditions de travail en EHPAD vécues comme difficiles par des personnels très engagés » – Les dossiers de la DREES, n° 5, septembre 2016, 32 pages.
  • « L’accueil des personnes âgée en établissements entre progression et diversification de l’offre » – Les dossiers de la DREES, n° 20, septembre 2017, 23 pages.
  • « Analyse des tarifs en EHPAD en 2016, analyse statistique », n° 4, CNSA, juin 2017.
  • « L’aide et l’action sociale en France » – Edition 2017 - Panoramas de la DREES.
  • Rapports d’activité de la CNSA.
  • Mission de préfiguration de la CNSA. Pour une prise en charge solidaire et responsable de la perte d’autonomie. Rapport présenté par MM. Raoul BRIET et Pierre JAMET.