PLANIFICATION SANITAIRE

Déplacer le centre de gravité du système de santé vers le domicile : une utopie ?

Dans une tribune parue dans le quotidien « Le Monde », le président de la conférence des directeurs généraux de CHU affirme vouloir déplacer le centre de gravité du système de santé vers le domicile. Après des décennies d’hospitalo-centrisme, comment expliquer un tel revirement ?

Vouloir déplacer le centre de gravité du système de santé vers le domicile apparaît comme une véritable utopie.

Notre organisation sanitaire est encore profondément divisée entre le secteur hospitalier, sous tutelle étatique des Agences régionales de santé et le secteur libéral dont les conditions d'exercice relèvent du système conventionnel piloté par l'assurance maladie.

Longtemps, l'administration de la santé a été une "administration hospitalière".

LES HÔPITAUX SONT ASPHYXIÉS

Aujourd’hui, le réseau de première ligne n’arrive plus à faire face au vieillissement de la population et au poids croissant des maladies chroniques. « L’hôpital a vu en une génération son cœur de métier s’élargir sans cesse, au point d’assumer des activités qui ne devraient pas être les siennes. Il est devenu l’homme à tout faire du système de santé… », affirme Philippe Saïr, directeur général du CHU de Nantes et porte parole de la Conférence des CHU.

Une mutation incarnée par le développement des services d’urgences hospitaliers qui prennent en charge une proportion de plus en plus importante de patients qui relèvent de consultations médicales.

Soumis à des contraintes économiques fortes et persistantes, les CHU veulent retrouver un peu de marge de manœuvre. Dans une logique économique classique, on peut appeler ça un recentrage sur le « cœur de métier ». Plus concrètement, cela signifie qu’une partie de l’activité des CHU serait prise en charge demain en ambulatoire dans le cadre d’une meilleure coopération hôpitaux publics/secteur ambulatoire.

Le représentant des CHU imagine « que 10 % des patients pris en charge à l’hôpital puissent être pris en charge à domicile ». Pour atteindre cet objectif, Philippe El Saïr veut « promouvoir de nouvelles organisations de prise en charge centrées sur les quatre ou cinq principales pathologies chroniques. Sur un territoire donné, il s’agirait d’identifier une population d’environ cinq mille personnes. Ces patients feraient l’objet d’un suivi rapproché afin de repérer en amont les signes de dégradation de leur état de santé. Ce suivi serait réalisé dans le cadre d’une « nouvelle alliance » proposée à tous les professionnels de santé du territoire qui le souhaitent : professionnels libéraux, établissements de santé publics et privés, services médico-sociaux, services à domicile, etc. »

un système hospitalocentré

Le système de santé français est " Hospitalocentré" et ce n'est pas nouveau. La bascule s'est effectuée en 1958, avec l'instauration du statut hospitalo-universitaire, et la création des CHU. Une réforme qui a permis aux hôpitaux universitaires de se développer en même temps sur le plan de l'enseignement, des soins et de la recherche. Mais, parallèlement, l'accompagnement de l'offre de première ligne n'a pas été pris en considération. 

Notre organisation sanitaire est encore profondément divisée entre le secteur hospitalier, sous tutelle étatique des Agences régionales de santé (ARS) et le secteur libéral dont les conditions d'exercice relèvent du système conventionnel piloté par l'assurance maladie.

Les établissements de santé, dont les « conseils de surveillance » sont présidés par des élus, ont des relais très puissants à travers leur 3 grandes fédérations – Fédération hospitalière de France pour les hôpitaux publics (FHF) – Fédération de l’hospitalisation privée (FHP) pour les cliniques, et FEHAP pour les établissements mutualistes, centres de lutte contre le cancer… Avec leur million de salariés, ces trois fédérations exercent un lobbying efficace auprès des directeurs d’ARS, des administrations centrales, et des élus.

Le corps des directeurs d'hôpitaux a, pendant longtemps, été un des principaux pourvoyeurs des cadres de la Direction de l’organisation des soins au ministère de la santé.

Les professionnels de santé libéraux ne représentent pas la même force de pression même s'ils sont parvenus jusqu'à présent à empêcher toute mesure coercitive en matière d'installation. 

Divisés entre de multiples professions, au sein de la profession médicale entre de multiples spécialités médicales, et entre organisations syndicales, leurs représentants ont du mal à se faire entendre comme lors des conventions signées avec l'assurance maladie. Les négociations conventionnelles patinent alors que les professionnels de santé libéraux attendent toujours une revalorisation de leurs actes, 7 ans après leur dernière convention. Le Ségur de la santé a apporté un certain nombre de revalorisations tarifaires aux personnels des établissements de santé... dès 2021.

Dans les premiers mois de l’épidémie de covid19, les pouvoirs publics ont largement ignoré les professionnels de santé de première ligne alors que ceux-ci ont pris en charge la très grande majorité des patients positifs au covid19.

 

une utopie ?

Dans ce contexte, vouloir déplacer le centre de gravité du système de santé vers le domicile apparaît comme une véritable utopie. 

De nombreux responsables sanitaires mais aussi des élus ont une profonde méconnaissance du secteur libéral qui n'est vu à travers le prisme des dépassements d'honoraires (un spécialiste libéral sur deux) et des refus de soins. C'est oublié les milliers de praticiens hospitaliers qui disposent d'un secteur privé à l'hôpital notamment dans les hôpitaux de l'AP-HP (Paris). Les ministres de la santé successifs (Olivier Véran, François Braun), qui sont des praticiens hospitaliers, ont parfois du mal à prendre en considération les revendications des praticiens de première ligne (généralistes...) ou de deuxième ligne (médecins de spécialités).

 

La proposition de loi Valletoux qui vise notamment à introduire une obligation de participation des spécialistes libéraux à la permanence des soins fait fi de la réalité des conditions de travail des médecins libéraux, en comparaison avec celle des médecins hospitaliers, en termes de temps de travail notamment. Et les propos insultants de l'ancien président de la Fédération hospitalière de France (FHF), sur la chaîne "ca vous regarde", à propos des médecins libéraux, ne témoignent pas d'une réelle compréhension du fonctionnement du système de soins.

une nouvelle alliance ville-HÔPITAL ?

Le caractère très conflictuel des relations entre l'État ou l'Assurance maladie et les médecins libéraux n'a pas forcément la même vigueur au plan local. Depuis dix ans, les ARS ont favorisé au plan local l'implantation des Maisons de santé pluriprofessionnelles et des Communautés professionnelles de territoire (CPTS), et les représentants des professionnels de santé ne se trouvent dans une opposition systématique aux décisions gouvernementales.

Les hôpitaux publics sont regroupés à leur niveau au sein des Groupements hospitaliers de territoire (GHT).

Sur un plan pratique, les messageries sécurisées sont en cours de généralisation ; professionnels de santé libéraux et hospitaliers peuvent dorénavant s’échanger très rapidement des informations, une étape indispensable pour une coopération plus étroite entre ces professionnels.

Mais le « report » d’activité vers la médecine ambulatoire envisagé par le président de la Conférence des CHU risque de se heurter à la situation de démographie médicale, et à la pénurie que connaissent certains territoires. Les files d’attente auprès des médecins libéraux s’allongent, et il est difficile d’imaginer que ces professionnels soient en mesure de prendre en charge des patients supplémentaires.

Dans ce contexte, le plaidoyer de Philippe El Saïr risque de rejoindre le cimetière des bonnes intentions. 

François Tuffreau

publié le 8 juin 2023



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