Interview du Dr Denis Leguay (deuxième partie)

Suite à un premier article paru en décembre dernier, le Dr Denis Leguay, président de Santé mentale France, porte son regard cette fois-ci sur le déficit d'attractivité de la spécialité, les divisions en différents courants épistémologiques, la politique de sectorisation, la feuille de route en santé mentale... et l'avenir de la psychiatrie.

Les effectifs de psychiatres hospitaliers reculent et certains services hospitaliers se trouvent en grande difficulté. Pourquoi la profession est-elle devenue moins attractive ?

La psychiatrie hospitalière est devenue, d’une certaine façon, une psychiatrie d’urgence, les patients passant quelques jours à l’hôpital et repartant rapidement chez eux. C’est devenu une psychiatrie de prévention des catastrophes, souvent avec des formes sous contrainte. Il faut donc aller vite, et on n’entend plus trop parler de la personne. En réalité, le fonds du travail est effectué dans le suivi postérieur à l’hospitalisation.
Étant donnée l’attention désormais portée par la société à la question des droits, l’hospitalisation sous contrainte est aujourd’hui étroitement surveillée dans sa mise en application. Toutes les 12 heures, les psychiatres doivent produire un certificat médical justifiant l’hospitalisation du patient. Et l’on aboutit au fait que les psychiatres qui exercent en institution passent leur temps à faire des certificats ; ils sont devenus en quelque sorte des juges-certificateurs.

Dans ce contexte, par rapport à la richesse de réflexion, de confrontation des idées que l’on avait auparavant, le métier est devenu moins attractif, et nombreux sont ceux qui préfèrent ouvrir un cabinet de consultation en ville. Il faut prendre en compte également les questions de rémunération à l’hôpital, qui ne sont pas attractives.
On est actuellement dans un cercle vicieux, Il y a eu un apport de psychiatres dans les années 1970-1980, puis une forte baisse du recrutement (numerus clausus), et on en voit les résultats 30 ans après. Quand des postes ne sont pas remplacés il y a un effet de boule neige, qui aboutit à la fermeture de certains services !

C’est la psychodynamique qui a fasciné pendant très longtemps les apprentis psychiatres et psychologues. Il y a une telle intelligence, presque une excitation et une jouissance de l’intellect quand on explore les ressorts de l’âme humaine. La série TV « en thérapie » rend bien compte de cette fascination. La réhabilitation psychosociale n’exerce pas la même fascination, et la psychiatrie ne connaît plus les débats brillants qu’elle a connus dans le passé. La psychiatrie doit retrouver son lustre, celui d’une spécialité difficile et de pointe. Cette ambition d’excellence doit être portée par les universitaires, avec tous ceux qui font le même diagnostic, validé et conforté par les pouvoirs publics et les politiques publiques.

 

Daniel Zagury, psychiatre expert à la Cour de Paris, estime que les psychiatres ont leur part de responsabilité dans les difficultés actuelles. La psychiatrie a en effet été traversée en France, pendant plusieurs décennies, par des débats épistémologiques particulièrement virulents.

Pendant des années, la profession a été profondément divisée par ces querelles, c’est un fait, et ceci a certainement nui pour défendre les intérêts de la profession auprès des pouvoirs publics. Mais aujourd’hui, tout cela est derrière nous. Ce qui favorisait ces querelles, c’était la prétention que chacun des professionnels pouvait avoir l'illusion que son référentiel théorique suffisait à expliquer la totalité des manifestations cliniques qu’il constatait dans sa pratique. Ce n’est pas vrai factuellement !

Toutes les approches ont leur place. Les indications sont différentes, et l’opération qu’il faut faire avant tout chemin de rétablissement, c’est de porter la bonne indication sur la bonne situation et les réévaluer régulièrement. Ce que l’on défend, c’est la psychiatrie intégrative, afin que tout s’intègre, en fonction des besoins de chaque personne, dans ce qui va être le projet de parcours. 


"L'hôpital agit comme un aimant attirant constamment l'attention des soignants, des administrateurs et des autorités (et des médias NDLR) et transformant les CMP (qui accueillent les patients en consultation) et autres dispositifs ambulatoires en variables d'ajustement", affirmait le Dr Nicolle dans un rapport récent (1). Est-ce que vous partagez ce point de vue ?

Malgré l’importance des moyens consacrés à l’extrahospitalier [2], la primauté de l’hospitalier demeure. Pour ce qui concerne le flux de population « courant », les différents services hospitaliers ont à peu près les mêmes pratiques. On observe en revanche des différences en matière de prise en charge des patients chroniques, car les disparités de moyens humains sont très fortes entre secteurs, à population équivalente. Quand les moyens de l’ambulatoire sont réduits, le recours à l’hospitalisation plein temps augmente. C’est un cercle vicieux.

On cite souvent l’exemple du secteur de psychiatrie près de Lille, animé pendant plusieurs années par le Dr Jean-Luc Roelandt ; tous les matins, pendant une heure, l’équipe soignante évalue la situation des personnes vivant à leur domicile. C’est une véritable toile d’araignée qui permet de prévenir les hospitalisations sous contrainte des personnes fragiles. Grâce à cette organisation gourmande en moyens, le secteur a réduit considérablement le flux de patients hospitalisés.

 

Au lendemain de la deuxième guerre mondiale l'instauration de la sectorisation psychiatrique suscita un réel enthousiasme dans le monde de la psychiatrie. Le mouvement de spécialisation qui gagne la psychiatrie comme les autres spécialités médicales aboutit à la multiplication des unités intersectorielles médicales ce qui remet en cause le principe même du secteur [3]. Peut-on vraiment considérer qu'aujourd'hui « la politique de secteur n'a pas pris une ride », comme l'affirme le délégué ministériel ?

Non, le secteur n’est pas démodé. Est-ce si différent de l’organisation de la médecine globale en France, avec deux niveaux de recours ? On a tout un corps de médecins généralistes qui sont sur le terrain et qui incarnent le premier recours. Pour moi, le secteur, c’est le premier recours de la psychiatrie.

Certains praticiens se « sur spécialisent », c’est incontestable. On ne peut pas se priver des avancées de la science, avec des équipes plus spécialisées qui sont consacrées à ça. La réhabilitation fait partie de ces soins plus spécialisés. Mais la psychiatrie c'est aussi s’occuper de la maison des adolescents, réfléchir à toutes les questions relatives aux psycho traumatismes, exercer aux urgences du CHU pour prendre en charge les suicidants. Certains problèmes de santé nécessitent une spécialisation.

La psychiatrie a eu très peur que le secteur soit supprimé car les psychiatres sont convaincus de son caractère irremplaçable. On ne peut pas toujours caractériser la nature du problème que rencontre la personne. Il y a le plus souvent un mélimélo des besoins de l’individu, en rapport ou non, avec des évènements de vie. Le secteur, c’est à la fois l’avant-garde et la voiture balais.

Quant à la question du découpage des secteurs, il faut laisser de la liberté aux acteurs. Les patientèles des médecins généralistes ne s’inscrivent pas non plus dans un cadre territorial bien défini.

 

La feuille de route en santé mentale se décline notamment sur le terrain par la mise en œuvre du Projet territorial en santé mentale (PTSM), "élaboré et mis en œuvre à l'initiative des professionnels et établissements travaillant dans le champ de la santé mentale". Mais cet instrument semble encore mal connu d'une majorité de praticiens.

Oui c’est vrai, une majorité de praticiens ignorent l’existence des PTSM, alors que cet outil leur permet d’être véritablement partie prenante de l’organisation des soins. Il y a un gros décalage entre ceux qui s’en tiennent à leur travail clinique et ceux qui s’intéressent à la politique de santé mentale, qui n’est pas réellement partagée.

Comme toujours dans les groupes médicaux, certains s’impliquent, participent aux instances, restent en veille sur les aspects organisationnels, et les autres s'en tiennent à recevoir leurs patients dans un cadre purement médical. Il ne faut pas oublier que les hôpitaux sont des lieux de tensions interpersonnelles entre le jeu des différents intérêts, celui des carrières... Mais est-ce différend du climat qui règne en entreprise ? S’impliquer cela veut dire prendre des coups… mais aussi parfois en donner. Quelques personnes sont intéressées par les questions collectives relatives à l’organisation des soins. Certains professionnels se mobilisent, d’autres non. Et les professionnels en établissement manquent de temps.

Mais c’est sans doute trop tôt pour juger. Une nouveauté organisationnelle comme celle-ci met plusieurs années avant d’être intégrée dans les pratiques. Il a fallu réunir au préalable dans chaque département les Conseils territoriaux en santé, avant de constituer les comités de pilotage chargés d’animer les PTSM, ce qui a sans doute retardé le lancement des PTSM.

Plus largement, la feuille de route est un bon outil ; elle est dans l’interaction médicosociale et sanitaire. Mais, dans l’articulation entre ces deux approches qu’est-ce qui est prescriptif ? Qu’est ce qui va persuader l’autre de faire évoluer ce système. Dans l’étape de diagnostic tout le monde y va, chacun défendant son « bout de gras ». Et après, on fait ce qu’on veut. Il n’y a pas de puissance d’action prescriptrice de l’Etat. Les services de l’État ont la main qui tremble pour agir, pour dire « on y va ». C’est une des raisons et de la faiblesse de la feuille de route à mon avis.

Malgré tout, sur le terrain, les gens en espèrent quelque chose et y trouvent des motifs de ne pas désespérer. Le congrès sur la réhabilitation à Angers en 2022 a réuni 1 300 personnes. Beaucoup d’équipes en souffrance étaient présentes, marquant leur attachement à leur boulot. Mais tous ces nouveaux développements reposent aussi sur la question des moyens. C’est un préalable ; la bonne volonté ne suffit pas. Certes, des fonds ont été débloqués depuis quelques années, mais à la marge !

 

La feuille de route en santé mentale est pleine de promesses, aussi bien sur le plan de l'innovation, la recherche, les PTSM, la prévention... Est-ce suffisant pour réenchanter la psychiatrie ? Doit-on attendre "la" réforme susceptible d'inverser les tendances actuelles ?

Dans la feuille de route en santé mentale, il y a quelque chose de l’ordre de la lettre au père noël, de virtuel, de volontarisme. Avec la multiplication des appels d’offres, les ARS distribuent des moyens, au coup par coup, pour éviter la grogne. Ce n’est pas suffisant. Je suis un fervent défenseur de la subsidiarité. C’est au terrain de décider, car les besoins de prise en charge ne sont pas les mêmes à Paris et dans la Creuse.

Oui, je crois à la nécessité d’une « grande loi » qui affirme de grands principes mais laisse aux professionnels de terrain une liberté d’organisation… avec les moyens adéquats ; une grande loi sur la santé mentale qui soit le pendant de la grande loi de 2005 pour les personnes en situation de handicap. On a besoin de ça pour redonner du lustre à la profession et attirer de jeunes internes vers notre discipline.

 


[1] « Réinvestir la psychiatrie : une urgence sanitaire, un défi démocratique ». Boris Nicolle

[2] En psychiatrie, l’extra-hospitalier désigne l’ensemble des « prises en charge » en dehors de l’hospitalisation dite « plein temps » ; hospitalisation de jour, accueil thérapeutique à temps partiel, hospitalisation de nuit, consultation…

 

[3] La politique de sectorisation vise à organiser l’ensemble de la chaîne de soins du domicile à l’hôpital sous la responsabilité de la même équipe de soignants (CMP, lits d’hospitalisation, extra-hospitalier). On dénombre en France….


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