Politique du grand âge

175 recettes pour faire face au défi de la dépendance

La mission Libault [1] constituée suite à la crise des EHPAD du printemps 2018 a rendu officiellement sa copie le 28 mars dernier. Ce rapport balaye beaucoup de sujets, y compris ceux qui fâchent, notamment en matière de gouvernance locale, et d’information et de coordination. Sans rentrer dans le détail de ce long catalogue, nous proposons d’en extraire les principaux enjeux autour de cinq questions-clés.

Les EHPAD, cœur de la réforme

La crise des EHPAD du printemps 2018 a bousculé l’agenda gouvernemental et a conduit l’exécutif à lancer une vaste concertation autour des questions de dépendance. L’organisation de l’offre d’EHPAD sur le territoire, le manque de moyens en personnel, la tarification des séjours, le reste à charge pour les familles… sont autant de questions pour lesquelles la mission Libault a été chargée d’apporter des réponses.

Actuellement, la tarification en EHPAD repose sur trois enveloppes : l’hébergement (à la charge des familles, voire du conseil départemental lorsque les ressources des résidents sont insuffisantes), les soins (financés par l’assurance maladie, sur décision de l’ARS) et la dépendance (allocation personnalisée d’autonomie -APA-, financée par le conseil départemental, avec une participation des familles). Le principe d’une simplification du système de tarification semble aujourd’hui acquis (proposition 125 p. 110), ce qui va se traduire par une globalisation des budgets soins et dépendance au sein d’une seule enveloppe.  Un « simple » jeu d’écriture puisque les budgets APA des départements, comme les forfaits soins, sont alimentés, au plan national, par la Caisse nationale de solidarité et d’autonomie (CNSA). Cette mesure conduirait à organiser un pilotage unique des établissements qui n’auraient plus qu’un seul budget à présenter, contre deux actuellement, l’un pour l’ARS, l’autre pour le conseil départemental. 

 

Autre innovation importante (si elle est effectivement mise en oeuvre), la possibilité de détacher les EHPAD des centres hospitaliers publics de grande taille (proposition 50 p. 80). 127 000 personnes sont ainsi hébergées dans des EHPAD qui relèvent de structures hospitalières publiques. Des responsables hospitaliers (médecins ou directeurs) considèrent que l’hôpital n’est pas le mieux placé pour organiser l’hébergement de personnes âgées dépendantes. À l’hôpital, l’accueil des patients est organisé autour du plateau technique, avec une durée de séjour en baisse constante. A l’inverse, les EHPAD sont d’abord des lieux de vie, au sein desquels les résidents bénéficient de soins quotidiens (nursing, soins infirmiers…) avec une organisation interne qui doit tenir compte de leur rythme de vie. Le but est de faire émerger une réflexion en profondeur sur l’accueil dans les EHPAD rattachés aux centres hospitaliers : comment proposer une offre qui ne soit pas prioritairement sanitaire, et qui permette de rapprocher ces structures d’hébergement publiques des organismes intervenant à domicile. Cette disposition ne serait mise en œuvre que pour les établissements les plus importants, pas pour les structures de proximité, à vocation largement gériatrique.

 

D’autres propositions concernent par ailleurs directement les résidents des EHPAD. La mission Libault envisage de diminuer de 300 euros par mois le reste à charge pour les résidents à revenus moyens dont les ressources courantes se situent entre 1 000 € et 1 600 €/mois (proposition 128, p.112). La proposition 126 (p. 110) vise quant à elle à mettre en place un « bouclier autonomie » pour les personnes âgées en état de perte d’autonomie avancée, et avec une certaine durée de présence en établissement. Lors de l’entrée en établissement, les personnes âgées et leur famille auraient ainsi la garantie que le prélèvement sur le patrimoine de la personne ou la participation des obligés seraient limités dans le temps. Ces résidents ne pourraient pas avoir un reste à charge excédant leurs ressources courantes.


Pas de big-bang à domicile

Contrairement à ce qui est envisagé pour les EHPAD, il n’est pas prévu de globaliser les budgets accompagnement social (Conseil départemental) et soins (ARS) pour les personnes âgées dépendantes vivant à domicile. L’allocation personnalisée d’autonomie (APA) serait toutefois remplacée par une nouvelle « prestation autonomie » (proposition 121 p. 108), à trois composantes : aides humaines, aides techniques, répit pour les aidants et accueil temporaire. Cette nouvelle prestation serait susceptible de mieux  prendre en compte, en plus des aides humaines, les autres types d’intervention susceptibles d’améliorer les conditions de vie des personnes à domicile et des aidants. 


Information, orientation, coordination : la fin du mille-feuilles ?

Dans Fil Santé # 6, le Dr Gérard Mick, Président de l’Union Nationale des Réseaux de Santé (UNR.Santé), et Richard-Pierre Williamson, Président de l’Association Nationale des CLIC (ANC-CLIC) s’accordaient sur la nécessité de restructurer les dispositifs d’information et de coordination des soins auprès des personnes âgées. Impossible de s’y retrouver en effet dans le dédale des structures et dispositifs existants (MAIA, CLIC, PTA, PAERPA, réseaux gérontologiques…). Face à ce défi, la mission Libault propose d’instituer un point d’entrée unique offrant une information intégrée et territorialisée, avec une marque nationale, « Maisons des aînés et des aidants » (proposition 117, p. 107) constituée à partir d’un cahier des charges commun. Les acteurs locaux (ARS, Conseils départementaux, caisses de retraite, CCAS, etc.) seraient libres de définir localement les modalités d’organisation de ce service avec toutefois une obligation de couverture du territoire. 

Promouvoir un guichet unique d’information et de coordination des interventions auprès des aînés est une idée louable. Mais les politiques du grand âge y font régulièrement référence depuis une soixantaine d’années, en accumulant des dispositifs concurrents. Cette nouvelle référence au principe du guichet unique aura-t-elle plus de succès que les initiatives précédentes ?

Augmenter les ressources, sans pression fiscale supplémentaire !

Le rapport Libault, parmi beaucoup d’autres mesures, prévoit de déployer un plan d’envergure pour augmenter les effectifs en EHPAD et valoriser les métiers du grand âge. Mais pour financer toutes ces mesures, des moyens financiers supplémentaires sont nécessaires. Or comment faire pour accroître les moyens financiers consacrés à la dépendance sans augmenter la pression fiscale ? 

Pour résoudre cette équation a priori impossible, la mission Libault a sorti sa baguette magique. À moyen terme (2024), c’est-à-dire pour le prochain quinquennat, la mission suggère de mobiliser la Contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS) [2], prélevée pour résorber l’endettement de la sécurité sociale, et qui rapporte près de 7 milliards d’euros par an. Or, cette contribution arrive à échéance en 2024, ce qui ouvre la possibilité de prolonger cette cotisation pour financer la dépendance. Dans l’immédiat (avant 2024), des fonds supplémentaires proviendraient d’un excédent éventuel de la sécurité sociale (fortement dépendant du contexte économique), et du fonds de réserve des retraites. 

 

Dans leur rapport d’information d’avril 2019, Michèle Meunier, sénatrice socialiste de Loire-Atlantique, et Bernard Bonne (Les républicains), ancien président du conseil départemental de la Loire, estiment que les recettes actuellement affectées au remboursement de la dette sociale ne suffiront pas, une fois cette dernière éteinte, à couvrir les dépenses de la dépendance à ce jour non financées, et préconisent la mise en place d'une assurance dépendance obligatoire. Dans le prolongement des débats engagés en 2007-2008 autour du « cinquième risque », et malgré la conjoncture budgétaire et sociale complexe qui s'impose aux pouvoirs publics, ils souhaitent que le sujet du financement fasse l'objet d'une réforme systémique.


Quel pilote au plan local : l’ARS ou le Conseil départemental ?

Les questions relatives à la gouvernance locale apparaissent en conclusion du rapport, une manière de garder pour la fin des propositions qui ne font pas forcément consensus.

Au plan local, la politique en faveur des aînés dépend principalement de deux entités, le Conseil départemental d’une part, et l’Agence régionale de santé d’autre part, constituées à des échelles géographiques différentes (département vs région). Cette dualité découle des caractéristiques de la politique du grand âge, à la frontière de l’accompagnement social (Conseil départemental) et de l’organisation des soins (ARS). Deux logiques de droits coexistent, une logique d’aide sociale décentralisée pour la première, organisée localement au plus près des besoins de la personne âgée (Conseil départemental), et une logique de droits universels (assurance maladie), pilotés et financés au niveau national. A ces deux acteurs principaux, qui tiennent les clés du porte-monnaie, s’ajoutent un troisième groupe de décideurs, les communes et groupements de communes, chefs de file en matière de cadre de vie (mobilité, adaptation du logement, services de proximité, aménagement du territoire, urbanisme…), mais qui n’ont pas leur place dans le processus de décision en matière de politique du grand âge.

 

Concrètement, le pilotage de l’offre d’équipements (EHPAD…) et de services (services de soins à domicile, accompagnement social…), l’allocation des ressources aux établissements et services, la politique de prévention [3], l’accueil et l’information de premier niveau, les instances de coordination des interventions autour des personnes, etc. dépendent à la fois des ARS et des Conseils départementaux qui conduisent chacun leur politique, de manière plus ou moins coordonnée. Cette organisation bicéphale, illisible pour le citoyen comme pour les professionnels de terrain, a pour conséquence une perte d’efficience majeure, avec une accumulation de dispositifs concurrents (information, coordination par exemple). C’est également un gaspillage de temps pour les gestionnaires d’EHPAD et les services cofinancés par l’ARS et le conseil départemental, qui doivent produire chaque année deux budgets différents, un pour chacune de ces entités.

 

Ce constat n’est pas nouveau : le rapport Briet-Jamet (2005), envisageait déjà de clarifier ce paysage, en mutualisant les fonds dépendance et soins, et en confiant aux départements la responsabilité de ce secteur, sans succès. Au cours du quinquennat précédent, le président de la république (François Hollande) avait évoqué la disparition des départements. Cette proposition n’est plus d’actualité, et le Conseil départemental sort, bien au contraire, renforcé du rapport Libault. La proposition 166 : « Conforter le rôle d’animation territoriale du Conseil départemental en matière d’adaptation du cadre de vie de la personne âgée en perte d’autonomie », désigne clairement le département comme chef de file de ces questions. La politique du grand âge doit cependant intégrer, en plus des questions relatives aux soins et à l’accompagnement social, celles relatives au cadre de vie, qui sont du ressort des collectivités territoriales. Les sénateurs poussent également, dans leur dernier rapport, dans la même direction.

 

Mais ce scénario n’a pas que des soutiens. De nombreux professionnels de santé considèrent parfois comme un véritablement déclassement que les questions gérontologiques puissent échapper au pouvoir supposé plus prestigieux de l’autorité sanitaire pour relever de l’action administrative des départements. Ces professionnels vont donc batailler ferme pour que la tutelle des EHPAD comme celle des services de soins infirmiers à domicile (SSIAD) ne quitte pas le giron des ARS. Par ailleurs, la décentralisation n’a pas bonne presse dans notre pays, tout transfert de compétences aux collectivités territoriales étant considéré comme susceptible d’accentuer les inégalités territoriales. L’État est pourtant bien mal placé pour donner des leçons dans ce domaine, incapable de corriger les inégalités territoriales en matière de démographie médicale, d’offre de soins ou de taux d’équipement en EHPAD. Autre facteur qui fragilise l’hypothèse d’un pilotage départemental, l’onde de choc que cette réforme provoquerait pour le secteur du handicap, avec des établissements et services qui sont eux aussi sous double tutelle du Conseil départemental et de l’ARS.

 

Le rapport Libault aborde cette question avec une certaine habileté, en proposant différents scénarios de gouvernance, avec les avantages et les inconvénients de chacun d’entre eux. Il porte son choix sur un scénario dit médian, qui envisage un pilotage unifié avec possibilité de délégation de compétences, laissant aux acteurs locaux une liberté d’organisation. Un contrat territorial d’autonomie serait signé entre l’ARS et le Conseil départemental. Selon les cas, l’ARS ou le conseil départemental pourrait piloter la section « soins-dépendance » des EHPAD et/ou les Services de soins infirmiers à domicile (SSIAD). De même, un département pourrait déléguer la gestion des services d’accompagnement à l’ARS.


Et la suite…

Le rapport Libault est maintenant sur la table de la ministre chargée des affaires sociales, qui doit trancher. Le gouvernement dispose d’une marge de manœuvre étroite en matière de financement, l’exécutif s’interdisant d’augmenter la pression fiscale. 

Les questions relatives à la gouvernance locale n’ont pas le même impact politique car elles peuvent apparaître comme très éloignées du quotidien de nos concitoyens, qui se soucient beaucoup plus du reste à charge en EHPAD ou des conditions d’accueil des aînés. Ces questions s’inscrivent par ailleurs dans un contexte politique tendu, avec une contestation de l’organisation centralisée de notre pays dans lequel les différents mécontentements convergent vers l’État central qui ne peut mener à bien tous les chantiers. D’autant que ces réformes sont suspendues aux conclusions du grand débat national, et aux orientations politiques qui seront prises en matière de décentralisation.

La méthode expérimentale, à la carte, proposée par la mission Libault, présente bien des atouts pour faire face à tous ces défis. Les questions de dépendance ont en effet une dimension territoriale particulièrement forte, avec, sur le terrain, une extrême diversité des pratiques professionnelles et de l’offre de services. Or, l’administration française vit fréquemment dans l’attente des décrets et circulaires qui mettent des mois, parfois des années, à être publiés. Pour répondre à la demande de démocratie directe, il est temps de laisser aux différents acteurs plus de liberté d’organisation, afin de les mettre en situation de responsabilité et de négociation directe. 

[1] Dominique Libault, ancien directeur de la sécurité sociale (DSS) au ministère chargé des affaires sociales et de la santé, préside actuellement le Haut conseil du financement de la protection sociale.

[2] La contribution à la réduction de la dette sociale (CRDS) est un impôt créé en 1996 pour résorber l’endettement de la sécurité sociale, avec l’objectif d’éteindre cette dette en 2025. Sont concernés les revenus d’activité, les revenus de remplacement (indemnités chômage et indemnités journalières), les revenus de patrimoine et de placement, les prestations familiales, les aides personnelles au logement, ainsi que les ventes de métaux précieux et d’objets d’art. Le taux de prélèvement, inchangé depuis l’origine, est de 0,5 % du revenu brut.

[3] Une conférence des financeurs a été instituée, qui réunit dans chaque département, le Conseil départemental, l’ARS, les caisses de retraite… pour coordonner les actions de prévention.


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