MON ESPACE SANTÉ

Une première visite pas très convaincante

Depuis le début de l’année, les assurés sociaux ont tous reçu un lien pour accéder à leur espace numérique « Mon espace santé ». Ce nouveau service est l’aboutissement d’un chantier lancé il y a plus de 18 ans, en 2004. Mais « Mon espace santé » ne fait pas encore partie du quotidien de la majorité des français.

Les données de santé sont renseignées de trois manières différentes, chaque épisode de soins (consultation, hospitalisation, biologie...) pouvant être classé dans chacun de ces espaces,

-   Mon histoire de santé

-   Suivi médical
-   Documents.

Depuis le début de l’année, les assurés sociaux ont reçu une invitation à se connecter sur « Mon espace santé », un espace sécurisé, où sont stockées leurs données de santé, mais également une messagerie sécurisée, et un catalogue d’applications susceptibles de faciliter l’accès à la santé de la population.

Bien que la création de MES soit automatique sans intervention de son titulaire, la possession de cet espace numérique n’est pas obligatoire. Chacun peut en demander la clôture, mais seulement dans les six semaines qui suivent sa création automatique.

Comme pour tous les sites sécurisés, le premier contact avec Mon espace santé reste laborieux.  Après la première connexion, il faut remplacer le code provisoire fourni par l’assurance maladie par un identifiant choisi par l’assuré social (différent à la fois du numéro de sécurité sociale et de l’adresse mail). Une fois la première connexion effectuée, l’internaute doit, lors de chaque nouvelle connexion, introduire un code à 6 chiffres à usage unique reçu par SMS ou par mail. 

une ergonomie contestable

Les données de santé constituent le cœur de l’espace numérique. Contrairement aux versions précédentes du Dossier médical partagé (DMP), l’alimentation de MES est de la responsabilité conjointe des soignants et des patients, obligation règlementaire pour les premiers, possibilité facultative pour les seconds. L’assurance maladie contribue également à alimenter le dossier numérique. 

Les données de santé sont renseignées de trois manières différentes, chaque épisode de soins (consultation, hospitalisation, biologie...) pouvant être classé dans chacun de ces espaces,

  • « Mon histoire de santé » désigne le parcours de soins (ou l'historique des épisodes de soins) du patient, tel qu’il est enregistré par l’assurance maladie. Le terme de "mon histoire de santé" semble peu approprié (la santé n'est pas le soin),
  • Le « suivi médical » regroupe les données personnelles de l’usager, qui ne sont pas consultables par les professionnels de santé. L'utilité de cet espace est peu compréhensible dans la mesure où les différents épisodes de soins enregistrés dans ce dossier semblent faire double emploi avec « Documents ». 
  • L'espace « Documents », rassemble les comptes-rendus des différents épisodes de soins. Là encore le terme est peu explicite, alors que cet espace s’apparente en réalité à un dossier médical, terme sans doute "tabou" suite aux échecs des différentes versions du DMP.

On doit également signaler la possibilité pour l'usager d'enregistrer ses "directives anticipées" de fin de vie, les possibilités offertes en terme de don d'organe, et les coordonnées de l'entourage.

     En plus des données de santé, une messagerie sécurisée est d’ores et déjà disponible. Le but est de permettre aux professionnels de santé de prendre connaissance plus rapidement des documents déposés par l’ensemble des autres soignants du patient. En réalité, ce service (MSSanté) est déjà utilisé par des dizaines de milliers de professionnels de santé. Cette messagerie est à l’initiative exclusive des soignants, pour s’adresser aux usagers ou répondre à une sollicitation des professionnels de santé.

     Depuis le début novembre, une troisième catégorie de service est offerte : le « catalogue de services » qui ressemble à un immense panneau publicitaire pour des applis téléchargeables sur mobile. Par exemple, on peut suivre quotidiennement sa tension ou son poids, ou contrôler les marqueurs de sa maladie chronique. Certaines sont du domaine public (le compte Ameli de l’assurance maladie ou « Memo santé enfant » développé par la MSA ou masanté, ou l’espace patient des hôpitaux de Paris). La plupart sont développées par des groupes privés bénéficiant ainsi d’une visibilité privilégiée : ainsi le groupe Withings qui commercialise des objets connectés, la société Libhéros société privée de soins à domicile, ou encore la plateforme Mapatho de ressources sur les maladies chroniques. Ce n’est qu’un début puisque plus de 250 applications sont en cours de certification, une quinzaine étant déjà téléchargeables sur mobile. Une commission de référencement de ces outils numériques a été créée, co-présidée par la déléguée ministérielle au numérique en santé et par le directeur général de la caisse nationale de l’assurance maladie. Mais que va devenir "Mon espace santé" quand le catalogue de services ressemblera à un immense panneau publicitaire exposant les 250 applis téléchargeables ?

De nombreux freins À l'accÈs aux donnÉes

     Les différentes étapes de sécurisation et les subtilités de navigation dans le site sont familières aux usagers quotidiens de l’informatique. Mais, pour une proportion non négligeable des assurés sociaux, l’utilisation de ce type d’outils constitue une barrière absolue. Selon une enquête de l'INSEE, 7 % de la population française de 15 ans et plus n'a pas d'accès à Internet à domicile et n'a pas de smartphones, ce qui correspond à 3,9 millions de personnes. Cette proportion est de 50 % chez les plus de 75 ans, alors que les seniors sont ceux qui ont le plus fréquemment recours au système de soins.

     Il est prévu le déploiement d’un réseau « d’ambassadeurs » et de « médiateurs numériques » pour promouvoir « Mon espace santé ». Mais ces ambassadeurs n’atteindront pas les 7 % de français qui n’ont pas d’accès à internet. Or, ce sont les personnes les plus concernées par la maladie et pour lesquelles la coordination du parcours de soins est une nécessité.

 

Sécurité des données

     L’Agence du Numérique en Santé a enregistré 733 incidents en 2021 et le piratage en septembre 2021 des données de tests covid de 1,4 million de patients franciliens. Récemment, les données du centre hospitalier de Corbeil- Essonnes ont été mises sur la place publique par des pirates, l’établissement refusant de payer une rançon. Ainsi, les intrusions dans les systèmes informatiques des établissements de santé sont relativement fréquentes. Les assurés sociaux peuvent donc légitimement craindre que les mêmes aventures arrivent à leurs données de santé.

     Les espaces numériques sont hébergés sur des serveurs dédiés, en France, gérées par un opérateur privé, la société Santeos, filiale de la société Wordline. Cette société a été agréée par la CNIL et l’Agence nationale de sécurité des systèmes informatiques (ANSSI) à l’issue d’une procédure de certification des hébergeurs de données de santé (HDS). Mais l’hébergement d’une telle masse de données sensibles sur des serveurs français ne garantit pas leur inviolabilité par des hackers habiles.

 

Mettre ses données de santé sur la place publique ?

     Ce n’est pas le seul frein à l’accès aux données. Il est vraisemblable que, pour un nombre important d’assurés sociaux, confier ses données de santé à un tiers (l’hébergeur) n’aille pas de soi. Chacun accepte sans difficultés que son dossier médical soit enregistré sur le serveur de l’hôpital ou sur le cloud. Il est légitime également que le médecin traitant ou les différents acteurs de santé constituent de grosses bases de données pour stocker les résultats des actes médicaux effectués en leur sein. En revanche, mettre en ligne à la fois les données de l’assurance maladie, celle des différents acteurs de santé, et ses données personnelles peut sembler particulièrement intrusif !

Les professionnels de santé dans l'attente

     L’ensemble des professionnels de santé possédant une carte à puce professionnelle personnelle dite « e-CPS », qui interviennent pour les soins du patient, ont accès à Mon espace santé (une clause spéciale est prévue pour les soins en cas d’urgence). Pour accéder à l’espace numérique, lors de la première connexion, le professionnel doit utiliser sa carte e-CPS et la carte vitale du patient. Il doit aussi déclarer avoir obtenu l’accord de ce dernier. Mais celui-ci peut interdire l’accès à son Espace santé aux professionnels qu’il désigne. Il peut aussi interdire l’accès à certaines données de l’espace numérique.

      Selon le décret de création, chaque professionnel de santé, quels que soient son mode et son lieu d'exercice, doit alimenter l’espace numérique : « chaque professionnel de santé, quels que soient son mode et son lieu d'exercice, reporte dans le dossier médical partagé, à l'occasion de chaque acte ou consultation, les éléments diagnostiques et thérapeutiques nécessaires à la coordination des soins de la personne prise en charge » (Article L1111-15 du Code de la santé publique). Il ne s’agit pas, pour les professionnels, de recopier l’intégralité du dossier médical de chaque patient mais uniquement les éléments diagnostiques et thérapeutiques nécessaires à la coordination des soins. De son côté, le médecin traitant doit verser périodiquement, au moins une fois par an, une synthèse de l'état de santé de ses patients.

     L’ergonomie de Mon espace santé s’est nettement améliorée par rapport aux précédentes versions du DMP. Alors que les médecins déploraient l’absence d’indexation des données, les rendant inaccessibles, ces craintes ont été en partie prises en compte. L’accès aux informations de santé peut maintenant se faire par maladie, par traitements, par historique des soins, les documents déposés étant classés par type de document (radio, biologie, ordonnance…).

Mais les différentes versions du Dossier médical personnel ont laissé de mauvais souvenirs auprès des quelques utilisateurs convaincus de l’intérêt d’un tel outil, à cause des nombreux problèmes rencontrés aussi bien en termes de confidentialité, d’ergonomie, ou de difficultés de connexion. Dans ce contexte, les professionnels de santé ne vont sans doute pas se précipiter pour alimenter l’espace numérique de leurs patients. Car ces obligations nouvelles pour les professionnels de santé représentent un temps non négligeable, en termes de rédaction d’un résumé de sortie, ou de basculement des informations dans l’espace numérique. Les professionnels ont exprimé leur crainte de devoir faire une double saisie des données, dans leur propre dossier médical puis sur l’espace numérique partagé. 

     Pour éviter cet obstacle, un volet numérique est venu s’ajouter aux négociations dites du « Ségur de la santé » en 2021. Un budget de 2 Milliards d’€ sur 5 ans a été négocié pour permettre aux médecins libéraux et aux établissements de faire évoluer leur logiciel métier pour faciliter l’accès à l’espace numérique de leur patient, avec quasi automaticité de l’enregistrement automatique dans les archives du médecin et dans le Dossier numérique du patient. Selon nos informations, le basculement automatique des informations de santé en provenance d’établissement de santé, par exemple, a déjà commencé dans certains territoires.

 

Interopérabilité

     Pour que les échanges entre acteurs de santé qui disposent tous de logiciels métiers différents soient opérationnels, cela suppose au préalable une interopérabilité entre logiciels professionnels. Curieusement cette interopérabilité n’avait pas été inscrite au cahier des charges des logiciels médicaux dès début de l’informatisation du champ de la santé, ce qui compliquait les échanges d’information entre professionnels ou établissements utilisant des logiciels différents ! L’autre condition est l’existence d’une identité numérique universelle. L’identité nationale de santé, qui apparaît en haut et à droite de l’écran est composée du N° Insee (NIR), du nom de naissance, des prénoms, date de naissance et sexe).

     Comme nous l’avons déjà indiqué, contrairement aux versions précédentes du Dossier médical partagé (DMP), l’alimentation de MES est de la responsabilité conjointe des soignants et des patients. Selon la loi, la responsabilité du professionnel de santé ne peut être pas être engagée en cas de litige portant sur l'ignorance d'une information qui lui était masquée dans le dossier médical partagé et dont il ne pouvait légitimement avoir connaissance par ailleurs. Par ailleurs, le patient peut limiter la consultation d’un document à lui-même et à celui qui l’a déposé mais un document déposé par un médecin ne peut en aucun cas être effacé.  

Une histoire tumultueuse

Le 22 mars 2019, l’Assemblée nationale a adopté la loi relative à l’organisation et à la transformation du système de santé prévoyant la création de l’espace numérique de santé (ENS), qui est devenu « MON ESPACE SANTÉ ». L’objectif est de promouvoir le rôle de chaque personne, tout au long de sa vie, dans la protection et l'amélioration de sa santé. Mais l’espace numérique personnel est né après 18 années de controverses et tergiversations.

Alors que le premier dossier médical personnel devait être disponible au 1er janvier 2007, celui-ci n’a vu le jour qu’en avril 2009. Un Groupement d’intérêt public (GIP) fut créé en 2005 pour porter ce projet, qui est devenu l’Agence française de la santé numérique (Asip Santé). L’objectif était de créer un million de DMP d'ici 2013 : seuls 158 000 dossiers avaient été créés en juillet 2012, dont 89 500 vides d’information. En 2013, le Cour des Comptes s’alarme du coût du dispositif et s’interroge sur son efficacité. Le projet qui avait déjà mobilisé 210 millions € est alors mis en sommeil.

En 2015, Marisol Touraine, ministre de la santé, relança le dossier en confiant son pilotage à la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM). D’abord testé dans quelques départements, il devint disponible sur tout le territoire en novembre 2018. 8 millions de DMP avaient été créés au bout d’un an de fonctionnement, loin de l’objectif de généralisation initial. Son ergonomie en limitait considérablement l’usage à grande échelle. Et il fut l’objet d’un rejet par une majorité de médecins et de patients.

La vie et le contenu du DMP étaient laissée à la responsabilité de son propriétaire. Délaissé pendant quelques mois, il fallait pour se reconnecter, demander, sur un imprimé téléchargeable, un nouvel identifiant de connexion, y joindre une copie recto verso de sa carte d’identité et renvoyer le tout à Ameli par courrier électronique… Le changement de l’acronyme - « Dossier médical partagé» devint « Dossier médical personnel » - ne suffit pas à lever les doutes sur le respect de la confidentialité des données pour relancer l’adhésion au dispositif.

En juillet 2020, 20% des médecins généralistes alimentaient et consultaient le DMP2, selon l’assurance maladie. Le député Cyrille Isaac Sibille, rapporteur d’une mission parlementaire d’information sur ce sujet, y voyait une coquille vide et appelait à une simplification d’accès pour les professionnels de santé et à une structuration de données qui ne soient pas empilées sans classement donc inutilisables. (Vie publique)

Selon le magazine Capital, cette longue gestation a représenté un budget compris entre 500 millions et un milliard €. Le seul maintien en condition opérationnelle aurait coûté 35 millions € par an, même pendant les années de sommeil profond du DMP. Pas difficile de comprendre pourquoi MES ne fait plus mention du DMP et utilise d’autres termes pour classer les informations.

le basculement dans la société numérique

     C’est au centre hospitalier d’Avignon que le ministre de la Santé et de la Prévention, François Braun, est venu, le jeudi 3 novembre, faire un premier bilan de “Mon espace santé”. François Braun ne tarit pas d’éloges sur les progrès du numérique en santé, peut-on lire dans la presse…  à l’image des 11 ministres qui l’ont précédé depuis le démarrage du Dossier médical personnel en 2004. 

     Il est pourtant difficile de partager l’enthousiasme du ministre car, à ce jour, Mon espace santé n’a pas encore démontré son utilité dans la vie réelle. Selon les données en ligne de l’Agence du numérique en santé, 2,7 millions de français (« seulement ») ont complété leur profil médical, et l’application mobile a été téléchargée 540 000 fois. 7,2 millions de documents ont été chargés par les utilisateurs (soit un peu plus d’un document par utilisateur avec un profil médical) ; mais ces indicateurs ne sont même pas régulièrement mis à jour.

     L’annonce de millions de documents déposés sur l’espace numérique ne doit cependant pas faire illusion, puisque dans un grand nombre de cas, le dépôt de ces données est automatique. Faites le test vous-même et demandez aux personnes de votre entourage combien d’entre elles ont essayé de se connecter à l’espace numérique, et avec quels résultats.

     Nous utilisons quotidiennement des outils numériques pour recevoir ou envoyer des messages, visualiser notre compte en banque, réserver un billet de train… ou regarder les étoiles. Il n’y a donc pas de raisons, a priori, pour s'opposer à ce que nos données de santé soient accessibles sur des hébergeurs partagés. Et pourtant, lors des tests effectués en 2021 en Somme, Haute-Garonne, et Loire-Atlantique, moins de 5 % des assurés sociaux avaient ouvert véritablement leur espace numérique personnel.

     L’acharnement des pouvoirs publics pour promouvoir « Mon espace santé », malgré tout, a sans doute une autre origine ! Les moyens considérables mobilisés sur ce projet visent peut-être à prendre pied dans un domaine où l’appétit des GAFA est sans limite. En occupant le terrain, l’assurance maladie et la Délégation du numérique en santé privent les grands leaders du numérique d’un énorme terrain d’action.

     La mobilisation autour de ce projet s’explique aussi sans doute par l’objectif gouvernemental de créer un véritable écosystème autour du numérique en santé, comme en témoigne les centaines d’applis en cours de référencement dans Mon espace santé. L’Espace Numérique en Santé serait ainsi destiné à prospérer au travers des applications de toutes sortes, dont certaines développées par des sociétés commerciales introduisant ainsi le marché au cœur du système de santé ; peut-être jusqu’à devenir le cœur de Mon Espace Santé « Pour le plus grand bien du patient » ?

Pr Jean-Paul Canevet et François Tuffreau

publié le 6 décembre 2022




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