40 contributions pour dessiner l'avenir de la psychiatrie

Un groupe de réflexion sur la protection sociale, le CRAPS, a rassemblé une quarantaine de contributions relatives à l’organisation actuelle de la psychiatrie. Une dizaine de propositions issues de ces contributions concluent le rapport. Ces multiples portes d’entrée soulignent la capacité d’innovation de la psychiatrie.

Faut-il enterrer les secteurs psychiatriques ?

      Dans les années 1960, la psychiatrie a innové en instituant progressivement la politique de sectorisation qui organisait l’offre de soins psychiatriques (hospitalisation et hors hospitalisation) dans un territoire d’environ 70 000 habitants. Les secteurs, ayant des moyens très inégaux, ont suivi des chemins extrêmement variables selon les territoires. Certains ont ainsi réduit drastiquement la durée d’hospitalisation des patients en favorisant leur suivi à domicile.

      Depuis une vingtaine d’années, la psychiatrie s’est profondément transformée, en accélérant son « virage ambulatoire ». Dorénavant, la majorité du temps médical (71 %) des secteurs psychiatriques publics est consacré à des soins hors hospitalisation plein temps (source statistique SAE 2020). Même si certains s’alarment de la réduction importante du nombre de lits d’hospitalisation plein temps, ce mouvement semble irréversible. Pour le Dr François Olivier « ce sont les femmes et les hommes qui font la psychiatrie, pas les murs ». (p. 264)… « Selon différents auteurs, dans la littérature internationale, 70 à 80 % des patients hospitalisés pourraient bénéficier d’un traitement à domicile soit dès l’admission, soit quelques jours après ». (p. 271). 

      « Ce secteur, destiné à une population relativement restreinte et disposant d’une équipe suffisamment limitée pour favoriser les échanges, la cohérence, la bonne connaissance d’ensemble des patients traités, la facilité de circulation de l’information et la rapidité d’action, a fait incontestablement ses preuves, d’où son succès. » (Pr Vassilis Kapsembelis)

      Mais aujourd’hui, la psychiatrie, comme les autres activités médicales, s’est spécialisée. Elle est organisée par domaines cliniques et par filières (addictologie, personnes dépressives, personnes âgées…). En plus des 820 secteurs adultes et des 356 secteurs de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, s’ajoutent plus de 700 structures intersectorielles qui répondent à ces besoins plus spécialisés. L’organisation sectorielle ne semble plus adaptée aux réalités d’aujourd’hui.

« … Avec la sectorisation, chaque secteur s’est organisé pour recevoir tout type de pathologies avec le risque de dilution des moyens, de multiplication de structures identiques ou d’hétérogénéité dans l’accueil des patients en hospitalisation » (Dr Nathalie Salomé, Centre hospitalier d’Esquirol, Limoges, p.178).

Ce n’est pas la seule critique apportée à la sectorisation. Les modalités du découpage des secteurs au sein des grandes villes restent mystérieuses, la plupart ne respectant pas les zonages des communautés de communes. Pas facile dans ces conditions d’organiser le dialogue nécessaire avec les élus au sein des conseils locaux de santé mentale. Les soins de proximité (CMP) au sein d’une métropole peuvent ainsi dépendre de plusieurs secteurs psychiatriques différents qui n’ont pas les mêmes horaires d’ouverture, les mêmes méthodes de travail…

      D’autres modèles de fonctionnement existent cependant. Au centre hospitalier d’Esquirol (Limoges) l’organisation ne se définit plus sur des bases géographiques mais en terme de parcours de soins autour de trois « départements » (hospitalisation, réhabilitation, ambulatoire - HRA), au sein desquels se définissent différents parcours (p. 178). 

 

« Le rétablissement est au centre
d’une évolution majeure des pratiques »

      Depuis plusieurs années, la psychiatrie est regardée par les médias essentiellement à travers des situations de violence institutionnelle en milieu hospitalier, notamment dans le cadre d’admission pour des soins sans consentement. Heureusement, la psychiatrie ne se réduit pas à ces tristes réalités et est au contraire riche en innovations.

      Dans le texte du CRAPS, le mot « rétablissement » est utilisé 50 fois, et celui de « réhabilitation » 19 fois. Selon le Dr Marion Hespitalier (CHU Nantes), le rétablissement est défini comme une « … évolution des troubles psychiques qui diffère des notions de guérison, de rémission clinique ou fonctionnelle. Il fut d’abord défini par les personnes concernées par des troubles psychiques, comme un processus dans lequel la personne gagne en espoir, élargit son engagement social et contrôle ses soins et sa vie… Progressivement reconnu par les professionnels comme possible, voire largement accessible, le rétablissement est maintenant au centre d’une évolution majeure des pratiques. (p. 114)

      Dans le cadre de la stratégie « Ma santé 2022 », le fonds d’innovation organisationnelle gouvernemental en psychiatrie a déjà financé sur trois ans 116 projets innovants tournés notamment vers la coordination de l’ensemble des acteurs du parcours de santé. Comme le souligne le Dr Pérol (Clermont-Ferrand), le véritable défi de la psychiatrie dans les années à venir sera d’intégrer l’ensemble des innovations médicales.

 

Les débats théoriques restent vifs

      Au cours des vingt dernières années, les services de psychiatrie ont beaucoup plus souffert que les autres spécialités des restrictions budgétaires. Une des raisons qui peut être avancée est le fait que les psychiatres avancent divisés pour défendre leurs intérêts devant les pouvoirs publics !

      Pour Steeve Demazeux, philosophe de la médecine (Bordeaux), la psychiatrie française est écartelée entre deux tendances « d’un côté une volonté, qu’on trouve dans la psychiatrie universitaire, à rallier le front scientifique international et mettre l’accent quasi exclusif sur le modèle biomédical de la maladie mentale. De l’autre côté, un front plus hétérogène, qui allie les partisans de la psychothérapie institutionnelle et les psychanalystes, les médecins d’une nostalgique à l’ancienne ou encore les avocats d’une nouvelle antipsychiatrie à construire ». (p.12)

      En réalité, la psychiatrie a toujours été traversée par des débats théoriques, voire philosophiques. Pour le Pr Nicolas Georgieff (CHS Vinatier, Lyon, p.64), « une démédicalisation de la psychiatrie est paradoxalement avancée »… «  et le modèle de la maladie s’est affaibli »… ; « Le courant de la neurodiversité récuse la notion de pathologie au profit de celle de différence, et récuse donc toute approche thérapeutique au profit d’une reconnaissance de la différence et d’une politique inclusive… ».  

 

Pas assez de psychiatres ?

      En matière de démographie médicale, la France se situe dans une position moyenne avec 23 psychiatres pour 100 000 habitants (2017), contre 27 en Allemagne ou 10 en Espagne (source : statista). Contrairement à la perception générale, le nombre total de psychiatres en activité continue d’augmenter en France. Notre pays dispose de 14 900 praticiens en 2020, dont la moitié de salariés hospitaliers. L’effectif total a progressé de 0,8 % par an depuis 2012, progression qui s’est effectuée essentiellement au bénéfice des psychiatres salariés, le nombre de praticiens libéraux étant en recul.

      L’importance du nombre de postes vacants dans les établissements hospitaliers et les départs de praticiens du secteur public pour une installation en libéral donnent parfois aux praticiens du secteur public le sentiment que le secteur libéral vide le secteur public. En réalité ces départs vers le libéral ne compensent pas les départs à la retraite, comme le montre la baisse tendancielle des effectifs de praticiens libéraux. Au-delà de ces données générales, notre pays se caractérise surtout par l’extrême disparité de densité de psychiatres par département.

      Dans bien des cas, les secteurs psychiatriques ne sont plus en mesure de répondre à la demande de soins dans des délais raisonnables. D’une certaine façon, la psychiatrie est victime de son succès.

« … Qui eut cru que les états psychotiques représenteraient – c’est le cas actuellement – seulement le tiers de la file active annuelle d’un secteur psychiatrique ? Que ces deux autres tiers réclameraient une technologie et une philosophie de soins très éloignées de celles développées à l’intention des états psychotiques ? Que cette croissance, véritable succès de la psychiatrie de secteur, poserait des questions inimaginables à l’époque des fondateurs… » souligne Kapsambelis.

      La « solution » à ces problèmes est-elle d’établir une « frontière » entre les maladies psychiatriques et les autres problèmes de santé pris en charge en CMP ? Les experts du CRAPS préconisent ainsi l’élaboration « d’un document sur les frontières de la psychiatrie ou sein de la santé mentale en précisant les articulations nécessaires avec les champs sociaux et médicaux ». (p. 355)

 

Les professionnels revendiquent moins de normes et plus de liberté d’organisation

      Édouard Couty, ancien Directeur des hôpitaux au Ministère de la santé témoigne des nombreuses tentatives pour promouvoir une politique en matière de santé mentale et de psychiatrie depuis vingt ans (p. 90). Pour quels résultats ? « Depuis Bernard Kouchner, en 2001, presque tous les ministres de la santé ont annoncé des plans pour la psychiatrie et la santé mentale ou défendu des lois portant des mesures sur ce thème ». Mais les évaluations de ces plans successifs ont montré que les objectifs n’ont pas tous été atteints et surtout que les grandes questions n’étaient pas été résolues.

      La feuille de route « Santé mentale et psychiatrie 2018 », lancée par la ministre de la santé, Mme Agnès Buzyn, et reprise à son compte par le nouveau ministre, Olivier Veran, partage, elle aussi, de grandes ambitions. Un délégué interministériel a été nommé : le Pr Franck Bellivier. Des plans territoriaux en santé mentale (PTSM) ont été élaborés dans chaque département pour développer la prévention et décloisonner les relations ville-hôpital. Robin Mor (ancien directeur de clinique psychiatrique- p. 76) considère, quant à lui, que « le système de santé français a … toujours eu pour habitude de définir des normes dans lesquels les acteurs de santé doivent se glisser, plutôt que d’offrir une liberté organisationnelle dans une logique de contractualisation et de rapports de confiance ». 

Pendant la crise sanitaire, les équipes hospitalières ont réussi à s’adapter rapidement pour répondre à une situation d’urgence imposée par la pandémie. Plusieurs rapports ont souligné d’ailleurs cette capacité d’adaptation avec l’appui des Agences régionales de santé. À cette occasion, les professionnels ont pris goût à une plus grande liberté d’organisation ! L’heure est sans doute venue de changer de méthode pour l’organisation des soins psychiatriques.

Selon le Pr Franck, « des soins psychiatriques modernes doivent respecter trois fondements : (1) offrir aux personnes concernées de co-construire avec les professionnels de santé mentale un projet de soins qui soutienne au mieux leur processus de rétablissement, la réussite de leur projet propre et leur inclusion sociale, (2) respecter leur autodétermination, et (3) donner la priorité aux prises en charge ambulatoires en réduisant autant que possible le recours à l’hospitalisation et à la contrainte. » (p.99)

 

Quelle implication des équipes soignantes dans l'élaboration des Plans territoriaux de santé mentale ?

      Cette demande d’une plus grande liberté d’organisation est ainsi portée par deux propositions (4 et 10) du CRAPS ! « Laissons les professionnels de la psychiatrie construire les filières et les parcours dans les territoires pour répondre aux besoins de santé de la population en tenant compte des outil et structures existants et de ceux qui seraient nécessaires. » (proposition 10 p.367)

      Mais ces revendications semblent ignorer l’article L 3221-2 du Code de la santé publique qui affirme que les PTSM sont élaborés « à l’initiative des professionnels et établissements travaillant dans le champ de la santé mentale » (voir ci-dessous).

« Un projet territorial de santé mentale, dont l'objet est l'amélioration continue de l'accès des personnes concernées à des parcours de santé et de vie de qualité, sécurisés et sans rupture, est élaboré et mis en œuvre à l'initiative des professionnels et établissements travaillant dans le champ de la santé mentale à un niveau territorial suffisant pour permettre l'association de l'ensemble des acteurs … et l'accès à des modalités et techniques de prise en charge diversifiées » (Article L3221-2 du code de la santé publique). En l'absence d'initiative des professionnels, le directeur général de l'ARS prend les dispositions nécessaires pour que l'ensemble du territoire de la région bénéficie d'un projet territorial de santé mentale. 

      Dans les faits, il n’est pas sûr que les équipes soignantes aient eu connaissance de ce texte. Combien d'équipes soignantes ont été réellement mobilisées pour construire les Plans territoriaux ? Certes, il ne faut sans doute pas négliger les difficultés d’une telle construction collective. Car l’autre inconvénient de la sectorisation est de faire reposer l’organisation des soins psychiatriques sur près de 2 000 structures sectorielles et intersectorielles différentes, un émiettement des moyens et des responsabilités qui ne facilite pas le travail collectif.

 

François Tuffreau

 

[1] Vassilis Kapsembelis, La psychiatrie de secteur contradictions passées et oppositions actuelles.



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