En mortalité générale, un quart des décès ont lieu à domicile. Combien pour le covid ?

Les enjeux de cette bataille de chiffres

Le syndicat des médecins généralistes MG France a publié une estimation du nombre de décès à domicile liés au covid, 9 000 depuis le début de l’épidémie. En comparaison, Santé publique France comptabilise 23 000 décès à l’hôpital et en EHPAD mais ne fournit aucun chiffre pour le domicile. De son côté, le ministre de la santé a annoncé le 29 avril qu’une estimation du nombre de décès à domicile sera communiquée par Santé publique France dans quelques semaines. Mais que signifie cette bataille de chiffres autour des décès à domicile ?

 

 

 

 

Dans plusieurs départements, le nombre de décès (toutes causes confondues) a été multiplié par deux entre le 1er mars et le 13 avril 2020 par rapport à la même période de 2019.

Une épidémie, c’est aussi une bataille de chiffres et d’images. Depuis les premiers cas de covid, les écrans et les micros sont envahis de reportages mettant en valeur les personnels hospitaliers, leur mobilisation ayant permis d’éviter le décès de plusieurs milliers de personnes. Et c’est tant mieux ! Mais il faut bien reconnaître qu’un cabinet médical ou la chambre d’un mourant n’offrent pas le même attrait médiatique qu’une salle de réanimation voire un EHPAD en déshérence. Notre système de santé comme le regard que porte la société dans son ensemble sur le soin est hospitalo-centré et nous en découvrons une nouvelle preuve à l’occasion de cette épidémie. Derrière cette bataille de chiffres à propos de la mortalité liée au covid, se cache une réalité qui, depuis le début de l’épidémie, a été sous-évaluée, à savoir l’importance du suivi effectué par les professionnels de santé au domicile des patients qui se sont retrouvés pendant plusieurs semaines seuls face aux patients, sans matériels de protection. 

Santé publique France ne publie pour le moment aucune donnée sur la mortalité à domicile

Santé publique France, l’agence sanitaire de santé publique, a comptabilisé 23 660 décès au 28 avril, dont 37 % en établissements sociaux et médico-sociaux (EHPAD, foyers pour personnes handicapées…). Le décompte des décès dans ces établissements est relativement imprécis, les remontées d’information en provenance de ces établissements n’étant pas forcément régulières. Santé publique France oublie toutefois de préciser que ces données ne prennent pas en compte les décès à domicile (24 % du total des décès en mortalité générale toutes causes).

Le réseau « sentinelles » qui assure depuis des dizaines d’années une surveillance épidémiologique des maladies infectieuses en médecine générale et en pédiatrie, avec 1 300 médecins généralistes participants, publie chaque semaine un bulletin de veille. Ce réseau a donc enrichi son recueil permanent avec des données relatives aux infections respiratoires aiguës (IRA) et au covid, ce qui permet d’avoir un suivi épidémiologique du nombre de patients covid suivis en médecine générale, sachant toutefois l’impossibilité pratique pour les médecins généralistes de confirmer leur diagnostic covid, en l’absence de tests. En revanche, ce réseau ne dénombre pas les décès à domicile.

La publication par MG France d’une estimation des décès à domicile a changé la donne

En publiant sa propre estimation des décès à domicile, le syndicat des généralistes a fait bouger les lignes. Le syndicat a procédé à une extrapolation du nombre de patients ayant un tableau clinique covid et des décès afférents, aboutissant à un dénombrement de 9 000 décès au 23 avril, chiffre obtenu à partir des données déclarées par ses membres et extrapolées à l’ensemble des généralistes. Cette estimation de MG France est-elle surestimée ? Dans la mesure où il s’agit d'événements peu fréquents, la plupart des 60 000 généralistes libéraux n’y ont pas été confrontés  et les extrapolations dans ce domaine peuvent être fragiles. Ce type de dénombrement est d’autant plus difficile que, en l’absence de disponibilité des tests biologiques, il est impossible de certifier la cause du décès, au sein du tableau des insuffisances aiguës de l’appareil respiratoire

Si l’on cumule les décès dénombrés par Santé publique France (décès hospitaliers et en ESMS) et ceux de MG France (domicile), on obtient un total de 32 660 décès, données qui ne correspondant pas toutefois exactement aux mêmes périodes d’observation. Avec ce calcul, les décès à domicile représenteraient 28 % du total des décès, proportion légèrement supérieure à la répartition des lieux de survenue des décès toutes causes (24 %). Mais, en mortalité générale, une proportion non négligeable de décès se produisent dans un autre lieu de survenue ou qui n’est pas précisé (10 %).

Un « excédent » de 25 % des décès par rapport à la même période de 2019

Une autre manière d'évaluer la mortalité liée au covid est d'utiliser les statistiques de mortalité toutes causes de l'insee. L'institut de la statistique a accéléré le rythme de publication des données de l’État civil de manière à comptabiliser quotidiennement les décès (toutes causes). Au niveau national, le nombre provisoire de décès toutes causes, survenus entre le 1er mars et le 13 avril 2020, a atteint 93 839 (soit une moyenne de 2 130 décès par jour). 51 % des décès ont été enregistrés à l’hôpital, 24 % à domicile, 15 % dans les EHPAD et enfin 10 % dans un autre lieu (voie publique par exemple) ou un lieu indéterminé.

La comparaison du nombre de décès pour la même période en 2020 et 2019 est pleine d’enseignement. Leur nombre pour la période du 1er mars au 13 avril 2020 est supérieur de 25 % par rapport à celui de 2019. Cela représente au plan national un effectif « supplémentaire » de 18 289 décès selon l’Insee, avec des évolutions très différentes selon les tranches d’âge. La mortalité baisse de 19 % chez les moins de 25 ans, probablement du fait des mesures de confinement qui peuvent agir sur d’autres causes de décès notamment accidentelles ; elle est stable entre 25 et 49 ans et elle augmente de 10 % entre 50 et 64 ans. L’excédent de décès augmente ensuite fortement avec l’âge : + 22 % entre 65 et 74 ans et + 30 % après 75 ans. Cette hausse de la mortalité plus forte en 2020 aux âges élevés s’observe notamment dans les régions les plus touchées par l’épidémie.

 

Dans plusieurs départements, le nombre de décès a doublé par rapport à 2019

Le nombre de décès a ainsi plus que doublé par rapport à 2019 dans le Haut-Rhin (+ 144 %), la Seine-Saint-Denis et les Hauts-de-Seine (+ 128 %). À l’inverse, dans les départements peu touchés par l’épidémie, les décès sont moins nombreux en 2020 qu’en 2019 : Dordogne (- 10 %), Ariège (- 12 %), Cantal (- 10 %).

Cet « excédent » de décès 2020 par rapport à 2019 peut-il être attribué uniquement au covid ?  On ne peut pas l’affirmer avec certitude, mais la brusque évolution de la courbe à partir de la mi-mars (voir graphique ci-dessus) et le seuil épidémique début avril suggèrent un lien étroit entre ces deux indicateurs. Par ailleurs, cette comparaison avec 2019 a ses limites dans la mesure où, en janvier et février, le nombre de décès en 2020 était inférieur à celui de 2019 (- 7 %) sous mortalité qui s’est prolongée dans les départements peu ou pas touchés par l’épidémie mais pour des causes qui peuvent être liées au déconfinement lui-même.

On peut être tenté de rapprocher les données de l’Insee pour la période du 1er mars au 13 avril (excédent de 18 289 décès) de celles publiées par Santé publique France et MG France pour conforter l’estimation du nombre total de décès liés à l’épidémie. Pour la même période d’observation, Santé publique France comptabilisait 9 600 personnes décédées à l’hôpital, chiffre auquel il faut rajouter 37 % de décès en EHPAD, soit un total de 15 200 décès. Si l’on reprend l’hypothèse que le quart des décès ont lieu à domicile, on obtient un effectif total estimé de 20 000 décès, chiffre qui n’est donc pas très éloigné du dénombrement de l’Insee.

Dans notre société, une réalité qui n’est pas « nommée » grâce aux chiffres, est invisible.

A ce stade, il est impossible de déterminer précisément le nombre total de patients décédés du covid et la répartition selon le lieu de survenue du décès, étant donné la faible disponibilité des tests biologiques, et la difficulté de certifier la cause du décès, au sein des insuffisances aiguës de l’appareil respiratoire, sans parler des autres tableaux pathologiques, tant semble polymorphique cette maladie. Le ministre de la santé ayant annoncé que Santé publique France serait en mesure de publier une estimation de la mortalité à domicile liée au covid d’ici quelques semaines, cela devrait permettre d’y voir plus clair quant à cette répartition des décès entre la ville et l’hôpital.

Des moyens conséquents ont été dégagés pour lancer deux cohortes en population générale (voir nos brèves), concernant plusieurs centaines de milliers de personnes, pour mesurer la propagation de l’épidémie et ses conséquences en matière de confinement. Pourquoi ne pas consacrer la même énergie à un suivi épidémiologique en médecine générale. Dans notre société, une réalité qui n’est pas « nommée » grâce aux chiffres, est invisible.

Nos remerciements à Jean-Michel Emprou, et aux Drs Anne Tallec et Jean-François Buyck pour leur aide.


Commentaires: 0