Une pandémie prévisible ? (suite)

Dans notre précédente édition, nous nous interrogions sur le décalage existant dans de nombreux pays entre la perception très répandue parmi les décideurs sanitaires et  les scientifiques du risque pandémique et de l’absence de stratégie de préparation à une telle crise sanitaire.
Le débat se poursuit avec tout d’abord une interview dans le quotidien « Le Monde » de Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI) pour lequel, « de manière fondamentale, la crise actuelle reflète la perte d’une culture du stock au bénéfice d’une culture du flux. L’idée de réserves stratégiques, mis à part pour le pétrole, semble s’être évaporée ». De leur côté, deux économistes, Pauline Gandré et Camille Cornand, dans The conversation (article en français) nous expliquent comment les économistes se sont intéressés depuis trente ans au manque de préparation aux crises financières, allant jusqu’à l’hypothèse d’une « myopie au désastre », toute analogie avec la crise sanitaire actuelle étant fortement conseillée. Enfin, nous vous proposons d’aller à la rencontre de la philosophe Barbara Stiegler, qui voit dans cette crise les conséquences d’une vision néolibérale de la santé publique.

  • Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), dans un entretien au « Monde », analyse les nouveaux rapports de force entre les grandes puissances et l’irruption sur la scène internationale de nouveaux acteurs comme les plates-formes numériques. Ces préoccupations paraissent éloignées de la crise sanitaire actuelle. Mais ce dernier analyse à sa manière cette « impuissance » des États. « Tous les documents prospectifs dignes de ce nom, aussi bien à Washington qu’à Paris, avec par exemple le livre blanc de la défense de 2008 et celui de 2013, évoquaient ce type de risque. Mais les gouvernements américain et européens ont péché par le décalage entre l’analyse de risque, faite de manière incomplète, et la préparation spécifique de dispositifs, qui implique toujours des immobilisations financières significatives, pour être efficaces. Ils ont acquis des réflexes pour des crises ponctuelles (attaque terroriste, tremblement de terre…), mais ne disposent pas de procédures intégrées face à une crise de cette ampleur. ».. Thomas Gomart considère également que les pratiques des États se sont alignées sur celles du monde économique et du « zéro stock ». « De manière plus fondamentale, celle-ci reflète la perte d’une culture du stock au bénéfice d’une culture du flux. L’idée de réserves stratégiques, mis à part pour le pétrole, semble s’être évaporée. Ce sont, par exemple, les masques pour les hôpitaux, certains médicaments pour les pharmacies ou les munitions pour les armées. Cela correspond, à mon sens, à un mode de gestion des entreprises qui a contaminé la sphère publique alors que leurs finalités sont fondamentalement différentes. La raison d’être d’un Etat, c’est avant tout d’assurer la sécurité physique de ses ressortissants. »…
  • Pauline Gandré et Camille Cornand, s’intéressent, quant à elles, à l’hypothèse de « myopie au désastre » développée depuis 1986 par des économistes. Cette théorie économique est définie comme « la tendance au fil du temps à sous-estimer la probabilité de chocs peu fréquents ». Selon cette hypothèse, cette sous-estimation est la conséquence de biais de perception qui résultent de deux règles empiriques. La première implique que, plus la survenue d’un événement extrême s’éloigne dans le temps, plus la probabilité subjective qui lui est attribuée est faible. Quant à la deuxième, elle consiste à « attribuer une probabilité nulle à un événement dès lors que sa probabilité subjective atteint un seuil minimal ». Les décideurs ont ainsi tendance à accorder une faible probabilité à un évènement quand celui-ci est très faible.
    Les deux économistes tentent ensuite l’analogie avec la crise sanitaire. Dans cet article, on découvre un communiqué de la Ministre de la santé du 24 janvier sur Twitter, qui résonne très fort aujourd’hui quant à une possible « myopie au désastre ». Les autrices soulignent comment « de nombreux rapports d’experts n’ont eu de cesse de mettre en garde contre le risque pandémique au XXIe siècle, dans un monde de plus en plus interconnecté, témoignant de la probabilité objective non nulle d’un tel risque. » On peut toutefois faire remarquer que le risque était bien connu des milieux scientifiques. Ce qui a fait défaut ce n’est pas l’évaluation du risque mais le décalage entre cette analyse de risque et les préparations des dispositifs adéquats, comme le fait remarquer Thomas Godart (voir plus haut).
    Pour illustrer leur propos, les autrices évoquent les quelques pays qui semblent avoir été mieux préparés pour faire face à cette pandémie : Singapour, Corée du Sud et Taiwan, trois pays qui avaient déjà dû faire face à des épidémies. En ce qui concerne Taiwan, en réponse à l’épidémie de SARS, le gouvernement a créé dès 2004 le National Health Command Center (NHCC), un organisme dédié à la gestion des désastres sanitaires. Dès l’annonce des premiers cas de Covid-19 en Chine, des mesures immédiates de contrôle aux frontières, de dépistage, de confinement, d’intensification de la production de masques, de suivi des déplacements et de communication ont alors été prises dans ce pays. Rappelons qu’en France, un organisme avec des missions similaires a été créé, l’Établissement public de préparation des urgences sanitaires (EPRUS) employant une quinzaine de personnes à l’origine. Établissement public qui a été fondu dans Santé publique France en 2016 au sein d’une direction de Alertes et crises. En consultant le site du National Health Command Center, on s’aperçoit que le NHCC avait bénéficié d’une évaluation externe de son organisation de préparation à la pandémie, la « Joint external evaluation tool », dont les résultats peuvent être consultés en ligne. Cet outil d’évaluation externe est promu par l’Organisation mondiale de la santé dans le cadre du règlement sanitaire international (RSI, ou International health régulation-IHR en anglais). La France, quant à elle, n’a jamais saisi l’OMS pour bénéficier d’une telle évaluation.
  • Professeur de philosophie politique à l’université Bordeaux-Montaigne et responsable du master « soin, éthique et santé », Barbara Stiegler est notamment l’auteure de « Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique » (Gallimard, 336 p., 22 euros). Dans un entretien au Monde, elle intègre dans une réflexion philosophique magistrale aussi bien le néolibéralisme, la médecine 4P, les soins de premier recours, la dépolitisation, l’héroïsation des soignants, l’économie numérique... pour mieux comprendre l’impréparation des gouvernements à la crise du coronavirus et appeler à plus de démocratie sanitaire. 


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